Odyssée Caucasienne 2023
Un road trip moto de 12.969Km
Le Voyage
Des chiffres
- 50 jours de voyage
- 12.969 kilomètres effectués
- 40 jours de roulage
- 14 pays traversés
- 850 litres de carburant consommés soit 2031,5kg de CO2 compensés dans un plan de reforestation
- 157h16 heures en selle
- Altitude maximum 2760m
Saison 6 - Introduction
En septembre dernier, ma dernière escapade m’avait conduit à réaliser le tour complet de l’Adriatique. Épopée jalonnée de beaux morceaux d’off-road, parsemée de savoureuses découvertes et guidée par de splendides paysages ; tout fut à l’unisson – un grand plaisir ! À peine cette aventure achevée, je gambergeais à ma prochaine escapade. Convaincu que le Kazakhstan et le Maroc attendraient encore un peu, le projet de faire le tour de la mer Noire refaisait surface. L’atlas comme seul compas, de flâneries en flâneries, de baguenauderies en rêveries, ma chrysalide est devenue papillon - découvrir l’Arménie était mon but ! Cela m’offre l’occasion unique de découvrir l’extrême sud-est de la Turquie, d’explorer le Kurdistan en longeant les frontières turco-syrienne, turco-iraquienne et turco-iranienne, d’admirer le biblique mont Ararat et de parcourir l’Arménie. Le retour se fera en traversant la mer Noire en ferry, ou en longeant la côte sud de la mer Noire. La Moldavie et la Roumanie clôtureront l’essentiel de mon odyssée. Un demi-tour de la mer Noire en quelque sorte. Comme faire des demi-tours en moto c’est ma spécialité tout est assez logique. Si l’opportunité se présente, un crochet ukrainien n’est pas exclu.
Le voyage se fera dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Le ferry, indispensable marqueur de mes escapades, sera pris à Venise et me fera glisser jusqu’à Patras. Je poursuivrai par la mer entre Athènes et Kos. Le but étant d’accoster rapidement Bodrum, à l’ouest de la Turquie, à une encablure de Kos, afin d’y débuter mon voyage. Mon canevas maintenant posé, mon odyssée comme la toile de Pénélope se tissera au jour le jour, en fonction de mes envies et de la météo.
L’an dernier, quand j’avais annoncé mon tour de l’Adriatique avec une grosse partie en off-road en Bosnie-Herzégovine, Monténégro et Albanie, mes proches les plus « attentionnés » m’avaient prédit que j’allais rentrer « à poil » sans moto car c’était très dangereux. C’était si dangereux qu’aucun d’entre eux n’y était allé pour se forger sa propre opinion. Franchement, partout, les gens furent accueillants, même au plus profond de l’Albanie. J’observe, de plus en plus, que dans notre environnement très aseptisé, notre vision occidentale dépeint un monde très anxiogène et souvent très loin de la réalité in situ. Cette année, la boîte à phantasmes s’agite à nouveau et il paraitrait que dans les coins reculés des forêts géorgiennes on égorgerait encore des touristes – j’en tremble d’avance. Et mère-grand, là-bas, elle a aussi de longues dents ? Dans la littérature, les légendes, les contes pour enfants, on nous a sans cesse baignés dans des histoires à se faire peur. De la mythologie à la légende du Kraken, de la bête du Gévaudan au comte Dracula, terrifier plaît. La peur est un mécanisme qui permet de sédentariser les populations en attisant la peur de l’autre, de celui qui est là-bas ou de celui qui est différent. La beauté des voyages, c’est se frotter à la différence, changer son référentiel, apprécier l’inconnu pour se forger son opinion et s’adapter.
Conscient du privilège d’effectuer un tel voyage, et encouragé par mes proches, je poursuis l’écriture de mon journal afin de partager des instantanés, d'apporter des images par procuration et un peu de poésie, de rêverie et d’évasion.
Je dédie ce voyage à Nelly – lectrice assidue, supportrice bienveillante, elle fut mon élan permanent, pendant des années, pour prêter mes yeux à ceux qui n’ont pas ma chance. Au crépuscule de sa vie, quand les heures se fanaient, elle m’écrivait « Bonsoir Bruno […] J'ai relu votre dernière prose c’était pour moi une bonne bouffée d'air frais lorsque l'on reste enfermée. Je vous souhaite de réaliser tous les projets qui vous tiennent à cœur. Encore merci - Nelly ». Nelly, que ta nouvelle route soit merveilleuse comme tu l’as toujours été, ta présence m’accompagnera souvent.
Le Prologue
Depuis quelques années, mes voyages se déroulent au jour le jour, au gré du temps qui passe, au pas de l’inspiration, à l’intuition, à l’audace, à l’écoute de la main invisible qui me guide et au plaisir d’oser. Ces années de voyages à moto m’ont donné surtout le plaisir de me découvrir. Je suis certainement explorateur, éclaireur, chasseur, pêcheur, cueilleur plutôt qu’un sédentaire soumis aux conventions. Explorer, découvrir, m’exposer à des situations inédites, agir, réagir, interagir, constituent probablement ma colonne vertébrale – peut-être l’essentiel pour me sentir vivant. C’est pourquoi, malgré les jours qui s’égrènent et la date de départ qui approche à grands pas, je suis habité par une grande sérénité.
Cette année à part avoir acheté 3 cartes, je n’ai strictement rien préparé sauf définir le corridor dans lequel j’allais opérer. Le corridor de roulage fut arrêté sous le soleil de Pâques du Péloponnèse. J’ai vécu des préparations plus pénibles ! Pour être clair, je n’ai aucune idée des routes que je vais prendre ni des lieux où je vais dormir. Évidemment, je ne fais pas de camping, et, en cas d’impasse un banc d’abri bus peut très bien faire l’affaire. Toutefois, c’est l’aspect administratif qui a retenu mon attention. Dans des pays où, pour des raisons géopolitiques, les frontières sont de perpétuelles surprises, il est utile de se renseigner avec minutie sur les postes de frontières ouverts, les restrictions appliquées et les heures de passage. Les modalités d’assurance sont à étudier afin d’éviter le même binz qu’au Kosovo l’an dernier. C’est le cas pour entrer en Géorgie où il est nécessaire d’avoir une assurance nationale disponible en ligne (cf. rubrique "Liens Utiles" ci-dessous). Par précaution, j’ai demandé un permis de conduire international qui semble nécessaire en Arménie (cf. "Liens Utiles"). Il faut aussi savoir qu’en Géorgie et Arménie les contrats occidentaux d’assistance, d’assurance et autres contrats de rapatriement ne s’appliquent plus. La seule assistance technologique que je m’accorde c’est l’activation de mon InReach (réseau satellitaire Iridium) pour communiquer.
Comme l’an passé, je voyagerai avec mon Viktor, ma moto (KTM 1290 R), mon couteau suisse de la route, mon merveilleux étalon qui sait tout faire avec brio. Souvent, j’estime que je ne suis qu’un spectateur de ce pur-sang de feu. Depuis 3 ans, je m'efforce de voyager léger, 32 litres de bagage pour 7 semaines, pièces mécaniques, IT et matériel photo inclus. Pas de miracle, à ce tarif-là, je joue la lavandière les jours de repos. Quoique, comme disent ceux qui voyagent beaucoup « ton tee-shirt, tu le changes quand tu ne supportes plus son odeur »!
Dans cette odyssée au long cours, mes journées seront rythmées par une routine qui me permet de voyager longtemps : petit-déjeuner, 6h à 8h de roulage avec une courte pause toutes les 90 minutes environ, repas frugal, puis vers 16h je cherche un logement à proximité. Fin du roulage vers 17h, douche, atelier écriture, traitement des photos, repas et repos au plus tôt. Je m’accorde, en principe, un jour de repos tous les 5 jours de roulage.
1) 04.05.2023 - Luxembourg (LU) - Seefeld (AT) - 618Km
Jour de départ. Je ne suis pas envahi d’un sentiment guerrier à me taper sur les pectoraux, à vouloir en découdre, à souhaiter entrer sur le ring pour conquérir ou dominer. C’est un sentiment bien différent qui m’habite. L’intime conviction qu’avec ce voyage, je vais toucher quelque chose de grand, une force captivante, la nature comme aimant et la sensibilité comme boussole. Le sentiment de me préparer à une apnée abyssale, de quitter le petit bain pour m’immerger dans l’océan. Une sorte de « grand bleu », une immersion profonde avec ses sens et émotions. De retour dans l’Europe continentale, j’attraperai ce rivage comme le bastingage du bateau pour reprendre ma respiration – un baptême.
Pour chausser mes palmes, plusieurs étapes devront être franchies avant de toucher à la magie orientale. Ma première étape est d’arriver à proximité d’Innsbruck (Autriche). Depuis Luxembourg, c’est simple, c’est tout droit, cap au sud-est. Les débuts de vacances nécessitent souvent d’emprunter l’autoroute. Chaque année, je peste sur ce grand ruban anthracite, si soporifique, si monotone, dont toute moto devrait abstenir, mais finalement si pratique. Bizarrement en alternant, de manière équilibrée, autoroute, quatre voies et routes, ces 600 kilomètres m’ont semblé plaisants et assez courts.
Il faut remettre cette affirmation péremptoire dans son contexte. Depuis fin octobre, je n’ai quasiment pas roulé, et ce printemps maussade a escamoté mon entraînement. Ceci a aiguisé ma frustration et nourri une faim de loup de rouler à nouveau. Ensuite, la météo ayant décidé de s’orienter au beau depuis hier, cela m’a mis du baume au cœur de débuter mon odyssée sous une touche de bleu. Une fois les cent premiers kilomètres passés, le paysage fut agréable. Sous un ciel légèrement voilé, les arbres en fleurs se penchent sur des prairies au vert intense, tapissées de pissenlits en fleurs. La touche jaune des champs de colza révèle une nature qui s’éveille enfin. Stuttgart franchi, au loin se profilent les majestueuses Alpes, telle une vague qui se lève ; les crêtes encore signées d’un trait d’écume, ultime outrage de cet hiver qui s’évanouit. Puis viennent Füssen et son château baroque, et enfin les délices des routes autrichiennes où j’aime onduler et m’incliner. Difficile de ne pas succomber à la nature puissante de l’Autriche. Savante alchimie du jour, où tous ces ingrédients mélangés ont rendu cette reprise plaisante.
Je rejoins mon logis à Seefeld, à 30 kilomètres d’Innsbruck, pour une nuit de repos. Demain j’entamerai une farandole de virages dans les Dolomites, qui me conduira à Venise.
2) 05.05.2023 - Seefeld (AT) - Venise (IT) - 382Km
Je me réveille tôt, probablement l’appel des Dolomites. Je débute ma journée par un superbe buffet pour le petit-déjeuner. C’est une belle surprise qui me met dans d’excellentes dispositions. Plein d’énergie, 9h à peine passées, je suis déjà en route.
L’Autriche et les Dolomites sont de délicieuses friandises. Un plaisir pour les yeux et un plaisir de conduire. J’essaye d’honorer ces arabesques dessinées par les routes avec noblesse. Les belles choses se respectent. Le spectacle est éblouissant de beauté. Chaque fois que je me laisse bercer par les Dolomites, je suis toujours saisi par cette nature minérale, cette force drapée de finesse, d’élégance et de délicatesse. Il s’en dégage quelque chose d’unique. Ce sont peut-être les Dolomites qui ont inspiré les arts italiens, la douceur de vivre, ce charme indescriptible qui rend l’Italie si belle et particulière, et ont donné l’énergie nécessaire pour que le Napoli soit champion cette année. Certes cela m’égare du sujet, mais c’est pour satisfaire mes amis tifosi napolitains.
Depuis hier, j’ai l’impression de suivre la coupe du monde de ski : Garmisch-Partenkirchen, Innsbruck, Val Gardena, Cortina d’Ampezzo ! Ce n’est pas le transport qui grève le budget des équipes ! Au plus haut des cols, il reste quelques murs de neige, d’une belle hauteur, taillés par les chasse-neige. A part une marmotte qui avait décidé de faire le match KTM vs Marmotte, la route, ponctuée d'arrêts photos, est un bonheur et tout se passe à merveille.
Au niveau du « Sella Pass », incontournable haut lieu pour les motards, l’alimentation électrique de mon GPS via la moto et mon Garmin décident de se bouder. La moto fournit le courant, le GPS estime que non et décide de poursuivre sur sa batterie. Évidement le GPS rend les armes faute d’énergie. Ce n’est pas grave car il suffit de lire les panneaux pour rejoindre Cortina d’Ampezo et après pour descendre sur Venise. Pour trouver l’hôtel, j’aviserai. Au hasard de la route, je m’arrête devant une carrosserie et je demande un « Multimetri » à un ouvrier en lui expliquant mon problème. Il me regarde bizarrement ; visiblement « Multimetri » est une approximation linguistique ! Je propose « Voltometri » ou « Voltametri » et là le visage s’éclaire d’un beau sourire. Me voilà à tester l’alimentation électrique de la moto, qui fonctionne parfaitement. C’est donc mon Garmin qui fait sa tête des mauvais jours. Il dû sombrer dans le coma après s’être goinfré de paysage à tomber à la renverse ou à se mettre les électrons par-dessus tête. De retour dans la vallée, Monsieur le GPS décide de se re-sociabiliser et de discuter avec sa source d’alimentation. Me voilà repris en main pour arriver à bon port.
Avant de rejoindre l’hôtel, je passe prendre mon ticket pour le ferry de demain. La préposée m’informe que le bateau a été remplacé et le départ est décalé de 13h30 à 16h30 et donc l’arrivée reportée de 23h45 à 2h du matin. Cela contrarie mes plans pour demain et surtout de l’utilité d’avoir une chambre d’hôtel à l’arrivée à Patras. L’option de s’arrêter à Igoumenitsa (à 19h) et avancer par la route (3h de route jusqu’à Patras) est une option que je dois évaluer. Pour l’instant, il est temps d’aller me restaurer, l’appétit et la nuit porteront conseil.
3) 06-07.05.2023 - Venise - Chioggia - Venise - 101km - Ferry
La nuit ayant porté conseil, je décide de ne rien changer au programme initial. J’irai jusqu’à Patras. Le départ étant différé à 16h, j’ai du temps pour organiser ma journée. En début de matinée, je vaque à quelques occupations IT. Rien de mieux que d’installer et configurer proprement un serveur Nginx sur mon Mac pendant ses vacances.
Midi, je quitte l’hôtel et me dirige vers Chioggia. L’an dernier j’avais détesté la route qui s’étire le long de la côte de Rimini à Venise. Je l’avais trouvée dangereuse et fatigante. Les 40 kilomètres qui me séparent de Chioggia sont constitués essentiellement d’une route rectiligne à deux bandes de circulation. Le seul bémol, c’est que le mode de roulage est particulier. L’usage est de serrer à droite afin de laisser les plus « kamikaze » doubler et passer à trois de front. C’est surprenant de voir une voiture déboîter pour doubler, et la voiture devant toi s’écarter pour la laisser passer. Ce rituel se poursuit jusqu’à Chioggia. Le plus drôle, c’est quand les camions s’y mettent aussi ! Si on ajoute les deux roues qui roulent à tombeau ouvert, le spectacle est total. Cela me prépare certainement à la conduite géorgienne qui, dit-on, est assez engagée.
L’an dernier, j’avais espéré une liaison par ferry entre Chioggia et Lido di Venezia. Seule une liaison par vaporetto était possible. J’avais donc esquivé Chioggia. Je patrouille cette pointe de terre tournée vers la lagune. Deux visages s’offrent à moi, Sottomarina station balnéaire adossée à la ville, où, en ce samedi ensoleillé, les touristes profitent du temps qui passe à la terrasse des paillottes et cafés, alors que d’autres profitent du front de mer. Le deuxième visage, c’est Chioggia l’authentique, la petite Venise.
Je m’enfonce dans Chioggia. Le charme de la ville opère immédiatement. Les bâtisses en briques les pieds dans l’eau, à l’architecture si spécifique, les ruelles-canaux où mouillent gondoles et barques, les restaurant et bistros où les locaux profitent de l’azur du ciel et d’une température très agréable, tout ici est réuni pour émerveiller. J’ai le sentiment que les Italiens ont un penchant pour ce petit territoire entre terre et mer, loin du tourisme de masse et du tourbillon frénétique de Venise. J’en profite pour m’accorder une petite pause, prendre un encas et profiter de cette Dolce Vita.
Le temps s’égrène bien vite ! J’ai trois quarts d’heure de route pour me re-coltiner les « dingues » sur la route avant d’arriver au ferry. Ciao Chioggia ma belle, je reviendrai pour profiter de ton charme authentique.
Avant d’arriver au ferry, je fais un crochet par Leroy-Merlin pour acheter des « Colson ». Dans un magasin, grand comme un terrain de foot, où sont les « Fascette Elettricista » ? C’est une occupation comme une autre pendant les vacances. Mon but est de fixer mes deux chambres à air quelque-part sur la moto, plutôt que de les avoir sur mon porte bagage. Cela va aussi me permettre de mieux organiser mes bagages. Une fois cet épisode bricolage achevé, en route pour le ferry.
L’embarquement se fait directement. En deux temps trois mouvements, je suis déjà dans ma cabine. Ça me change de mes épisodes précédents où j’ai attendu l’embarquement pendant des heures sur le dock. La traversée se fera sur l’Asterion II. Le bateau a été construit au Japon par Mitsubishi en 1990, et les inscriptions en kanji sur les panneaux électriques dans la cage d’escalier d’accès aux cabines en attestent. Ici une double compétence s’impose : lire le japonais et être accessoirement électricien, ou l’inverse, qui sait ?
Les environs de la gare de ferry n’ont pas le glamour de Venise ou les fastes de la Mostra. Ici c’est un environnement industriel ; raffinerie et montagnes de containers comme seul paysage. Il y a aussi le camping de Venise qui est venu s’échouer là – Oups ! Heureusement que le vent souffle vers l’est pour pousser les fumées morbides de ces industries loin de moi. Si tu as une petite métastase au poumon et que tu souhaites l’enrober d’une crasse supplémentaire, viens passer quelques temps par ici, tu vas adorer. J’ai de la peine pour les habitants de Marghera et Mestre, les villes à proximité. Quand je pense aux montagnes de culpabilisation qu’on fait porter aux automobilistes à propos des grammes de CO2 et des particules fines rejetés, et que j’observe les crasses expulsées par les navires, qui sont hors conventions climatiques, je pouffe.
Je partage ma cabine avec Wojceich que je peux appeler Wojtek ou Voytec à ma guise. Wojceich est un voyageur polonais, âgé d’une trentaine d’années, huissier de son état (sic !), qui a déjà bien bourlingué. Nous papotons en anglais et le courant passe immédiatement bien. Lui va Azerbaïdjan en bus, train et avion. Il a déjà visité plusieurs fois la Géorgie et l’Iran, et nous nous échangeons nos expériences de vacances. Gunter, un Autrichien, d’apparence retraité, nous rejoint. Gunter demande à Wojceich d’où il vient ; celui-ci répond « je suis polonais » et Gunter réplique immédiatement « vous êtes camionneur ? ». C’est bizarre ces conclusions hâtives ! Je m’empresse de rectifier que nous ne sommes pas camionneurs et que je ne suis pas polonais, mais né en France. Après des explications embrouillées, je ne sais toujours pas (et Wojceich non plus) ce que Gunter fait dans la vie ou sur ce bateau. En revanche, je suis certain que Gunter s’endort avec sa canette de bière en guise de doudou - la scène est attendrissante !
Le repas et le post-repas seront pris avec Wojceich. Nous remarquons que nous avons de nombreux points communs et que nous partageons les mêmes idées sur la nature des voyages. Le plus incroyable est quand j’ai évoqué mon escapade au Svalbard que j’avais trouvé fascinant. C’est à ce moment-là qu’il prend son téléphone pour me montrer ses photos du Svalbard. Encore plus incroyable, quand j’arrivais là-bas, lui en partait ! Nous nous étions donc déjà croisés le même jour! Dernier clin d’œil, son père et moi avons 1 mois d’écart.
Le ferry glisse sur la mer. La nuit a déjà baigné notre route. Une lune rousse, ronde et majestueuse s’est levée dans ce monde d’encre. Elle fait miroiter sur la mer des reflets rouge-orangé, étrange danse, hypnotique, tels des feux follets entre ciel et mer.
4) 07.05.2023 - Venise - Patras - Ferry
Je suis bercé par le ronron du navire et ma nuit fut bonne. La journée se passe au gré du temps paisible qui s’écoule. J’en profite pour gribouiller mon journal. Je lézarde au soleil sur le pont. J’admire les côtes des Pouilles qui s’étirent à l’horizon et me rappellent les bons souvenirs de septembre dernier. Je profite de ces moments de douceur. Enfin d'après-midi, nous nous glissons le long de la côte albanaise avant l’effervescence d’un premier arrêt à Igoumenitsa puis ce sera l'arrivée tardive à Patras.
5) 08.05.2023 - Patras - Porto Cheli (Πόρτο Χέλι) (GR) - 325km
De changements en retards et de cafouillages en approximations, l’arrivée du ferry à Patras est prévue à 5h. Initialement, l’arrivée à 2h du matin posait la question de dormir ou pas à Patras. L’arrivée matinale a plié l’histoire, ce sera route directe jusqu’à Porto Cheli. Malgré tout, le ferry est plus avantageux que la descente le long de la côte adriatique pour atteindre la Grèce rapidement. Certes, ce furent 36 heures de ferry (+/- 1000 km), mais 36 heures de repos. Si j’étais passé par la route, j’aurais enfilé plus de 1.800 kilomètres de roulage.
J’arrive à m’endormir rapidement et relativement tôt pour ne pas me réveiller trop chiffonné afin d’entamer la route demain. Wojceich a débarqué à Igoumenitsa. Nous nous saluons, nous nous congratulons et souhaitons de bonnes aventures respectives. Je plonge dans un profond sommeil et fais confiance à Gunter pour me réveiller si je n’entends pas les injonctions du steward pour quitter la cabine. Le steward allume la chambre de la cabine et je m’active avec nonchalance. Je connais l’empressement du personnel de bord à vous jeter hors de votre cabine et vous faire poireauter dans les coursives. J’admets qu’ils ont aussi une autre rotation à préparer et les cabines à refaire. Je pensais avoir le temps de prendre un petit café, mais je m’aperçois que le bateau est quasi déserté. Je fais partie des touristes trainards. Je suis la dernière moto à quitter le navire, précédé de deux Autrichiens en KTM890 toute neuves, chargées comme des baudets. Rien ne presse, il est 4h20 à mon horloge biologique ! 5h20 heure locale ; je quitte le ferry !
Le soleil ne s’est pas encore levé. Il fait nuit noire. Traverser directement, de nuit, le Péloponnèse par les petites routes n’est pas très raisonnable. En attendant le lever du soleil, j’emprunte l’autoroute côtier vers Corinthe. Dès que l’astre du jour aura montré le bout de son nez, je plongerai dans le cœur du Péloponnèse. Après une cinquantaine de kilomètres, je m’accorde une halte dans une station-service sur l’autoroute, pour prendre le café que j’avais zappé sur le ferry. Le jour commence à poindre à l’horizon, la lumière rosée du matin tapisse doucement le ciel. A l’horizon, la crête des montagnes se dessine comme des ombres chinoises. J’attends que le soleil jaillisse pour bifurquer dans l’antre du Péloponnèse. Soleil te voilà, et à Petalou, je plonge plein centre. 7h20 du matin, je me jette dans un col farci d’épingles, parfait pour secouer mon pilotage encore un peu groggy par l’heure matinale. Cette traversée vers Argos (inutile de baliser) est somptueuse. Une fois ce premier col passé, un pic expose encore un peu de neige éparse sur son sommet, telle une coquetterie. Je poursuis vers une plaine d’altitude. Un plateau posé au fond d’une caldera baigne dans son brouillard matinal. Les cimes de quelques arbres dépassent de cette mer laiteuse. Le spectacle est fascinant malgré les 8°C ambiants. Je m’arrête de nombreuses fois pour photographier cet épatant paysage.
Deuxième pause-café à Nemea, petite ville organisée le long d’une artère principale qui concentre tous ses commerces. Ici c’est l’aspect agricole qui domine. Les paysans aux alentours pulvérisent tout ce qu’ils peuvent. Certains le font en tenue de scaphandrier, ce qui montre le niveau de confiance dans les produits utilisés. J’observe l’effervescence matinale et certaines scènes m’amusent : le pope en tenue qui débarque en pickup à la poste, la valse des pickups de tout âge, certains ont l’âge de leur propriétaire et la santé de l’un semble aller avec celle l’autre … Je poursuis ma route jusqu’à Argos et monte jusqu’au château qui domine la ville. Je pousse ma route jusqu’à Nafplio (Nauplie) avec son fort, mouillé dans la mer.
Il est à peine 11h20 et il me reste 60 kilomètres. J’ai déjà englouti le programme du jour. À Vivari, je dégotte une belle terrasse, celle du restaurant le Καλοσύνη (Kalosini). Je savoure le panorama du bord de mer, la température clémente (24°C), le ciel bleu et le doux zéphyr qui rend l’instant parfait. Je me régale de ce moment. Une flotte de Vikings (des Danois) avec des rafiots à rames (un barreur deux rameurs), drapeau national comme étendard, quittent la terrasse au moment où j’arrive. Je suis certain qu’ils sont venus à la rame depuis là-haut. Tous, l’âge de la retraite largement passé, rament à une vitesse incroyable. Le temps de tourner le regard, ils avaient déjà traversé la moitié de la baie. Des machines de guerre ! Je discute avec Théodosi, le patron, de mon voyage et de la beauté du Péloponnèse. Le restaurant n’est pas encore ouvert mais Théodosi me concocte un petit encas, fait d’une salade grecque, d’un fromage fris et d’une boisson au tarif forfaitaire de 10€ !
Dernier coup de bélier, je m’empresse d’arriver à l’hôtel pour prendre une bonne douche, m’accorder une sieste bien méritée et reprendre ma routine quotidienne.
6) 09.05.2023 - Porto Cheli (Πόρτο Χέλι) - Le Pirée (Πειραιάς) - 251km
Porto Cheli est une station balnéaire un peu hype. L’hôtel est confortable et la majorité des chambres offre une belle vue sur la rade. L’hôtel est en U et, si tu aimes marcher, c’est une architecture parfaite. J’ai l’impression d’être à 1 kilomètre de la réception. Face à moi, de belles unités sont au mouillage dans la baie. Cette atmosphère d’avant saison fait planer un grand sentiment de paix avant l’assaut estival. Néanmoins, je préfère cent fois la confidentialité du Kyrimai ou mon petit restaurant d’hier, à Vivari, et la causette avec Théodosi.
Ce matin, il y a un peu d’animation dans l’hôtel. Sur le parvis, deux vans, style limousine, attendent leurs clients. Dans le hall s’activent staff, attachés et agents d’un petit groupe de modèles – ça flaire le shooting photo à plein nez dans une belle villa aux alentours ou sur un yacht. Dans la salle du petit-déjeuner, des organisateurs, papier à la main, passent de table en table pour probablement rappeler le planning à ces demoiselles. Honnêtement, indiquer que la navette quitte l’hôtel à 10h, ce n’est pas compliqué à comprendre. Inutile de s’y prendre à trois fois, « les filles » sont capables de comprendre ça du premier coup. Ce qui m’étonne, c’est que toutes les filles sont de type caucasien et qu’il n’y a qu’un seul garçon comme modèle. Sérieusement, ils auraient pu me recruter comme modèle ou photographe ! Le plus étonnant est le niveau de sophistication du maquillage rien que pour le petit-déjeuner. Ça sent bon la compétition entre les filles pour soigner son paraître dès le matin ! Dans ce lot de filles à l’esthétique agréable, aucune n’a l’étincelle magique dans les yeux, la démarche féline, cet indescriptible charme qui fait chavirer, ou la maestria d’une Gisele Bündchen ou d'une Agni Etaibuail. Je ne suis même pas impressionné, je vieillis ou mon éther est accroché ailleurs.
Avant de prendre le ferry qui me conduira à Kos, je décide de faire le tour par l’est pour rejoindre Corinthe et enfin le Pirée. Hier, j’ai reçu le message que le ferry avait été remplacé et que le départ était différé à 17h30. J’ai l’impression d’être abonné aux changements de dernière minute. L’arrivée est prévue demain à 9h15. Je verrai bien. Le programme du jour sous ce ciel voilé est de me faire plaisir et d’attraper le ferry.
De Solinarion à Poros, la route est superbe ; un petit bijou. Les virages sont à l’unisson avec le paysage, un grand moment de bonheur. Je m’offre même une petite sortie off-road (trail facile) pour descendre sur Bisiaika. Cela me conduira à découvrir quelques criques confidentielles reculées et une côte marine naturelle. De vraies pépites à savourer dans un autre temps. C’est l’occasion de tester les pneus sur ces chemins de terre et de caillasse. Ces Mitas 07+ Dakar sont fantastiques pour cet usage. Un excellent compromis moins exclusif que les Mitas E10 que j’avais mis en première monte l’an dernier. Comme toujours, après avoir mis les sandales de Viktor hors route, je trouve, en regagnant le tarmac, que le châssis, le moteur et la suspension de cette machine sont époustouflants. Toutes les marques de moto offrent de belles prestations dans leur gamme «trail », mais par rapport à mon bagage technique et aux types de voyage que je fais, cette machine est un ton au-dessus de tout ce que j’ai essayé.
De Poros à Corinthe, la route côtière plaira aux amateurs de grandes courbes. Routières, roadsters, sportives trouveront un espace de jeu à leur main. Je m’amuse sans excès. Mon objectif est mon immersion géorgienne et arménienne.
Petite pause à Corinthe pour photographier cet impressionnant ouvrage d’art taillé dans la roche. Je rencontre Charen et Steven, deux jeunes Canadiens qui ont fini leur première année d’université d’ingénieur et d’informatique. La petite vingtaine, ils se sont accordé 1 mois en Grèce. Ils m’abordent et me demandent directement ce qui a motivé mon voyage. Ils avaient au préalable passé un bon moment autour de la moto à photographier la carte et tester le QR code. De fil en aiguille, de question en question, je m’aperçois que j’endosse le rôle du grand frère. Ils me demandent des conseils sur les belles destinations à faire en Europe (large sujet). Je suis bien embarrassé, et j’essaye de faire dans le concis. C’est étrange d’avoir le sentiment que sans vraiment connaitre son interlocuteur, ce dernier se confie à toi et sollicite ton éclairage. Cette notion d’être un « référent » me procure une étrange sensation. Je suis intimement convaincu qu’il n’y pas une seule vérité monolithique mais un ensemble de faits atomiques qui, une fois assemblés, constituent un nuage de vérité - une sorte de vérité quantique. Navré pour les lecteurs de cette dernière phrase qui viennent de tomber en syncope. Le temps passe vite et j’essaye de les convaincre que voyager est le plus beau privilège qu’ils ont afin de se forger leur propre opinion sur d’autres horizons. Mais en même temps, ils peuvent s’abreuver de séries sur Netflix et de jeux sur PS5 ; l’arbitrage leur appartient. Je deviens référent et paternaliste, je vais finir par me détester moi-même. Au moment de m’équiper, un Grec m’aborde et me félicite pour mon projet. Je suis heureux et flatté d’avoir stimulé son imaginaire.
Les 80 derniers kilomètres se font par l’autoroute et me conduisent au Pirée. La circulation est dense mais pas délirante ; cependant, il me faut 20 minutes pour parcourir les derniers kilomètres en remontant les files. Au Pirée, le jeu consiste à trouver le bureau pour prendre mon ticket et à débusquer le quai pour embarquer. J’ai un peu de chance et tout s’enchaine bien et rien n’est encore écrit en chinois. Une heure avant le départ, me voilà installé dans ma cabine. Je suis gâté, j’ai une cabine pour moi tout seul (c’était prévu ainsi) qui en plus donne directement sur la proue du navire. Je suis aux premières loges, comme un VIP. Le bateau va finalement partir avec une heure de retard. Le temps de faire le plein version XXL. Le bateau citerne, aussi grand que le ferry, s’est mis à couple pour remplir les réservoirs. La fin de la procédure a été longue. Peut-être que la carte Visa du capitaine ne passait pas et les employés ont fait un cagnotte commune ! Fin de l’épisode péloponnésien, Kos me voilà !
7) 10-11.05.2023 - Le Pirée - Kos + Repos
Au large de Lakki, j’émerge comme ces îles du Dodécanèse surgies de la mer, qui façonnent mon paysage. Petites, plates ou montagneuses, elles sont toutes bâties de calcaire et tapissées d’une végétation éparse. Une garigue chétive offre une touche de vert à cette aridité. Désertique et désertée, un terrible paradoxe demeure : être entouré par tant d’eau et en manquer cruellement.
Le ferry glisse le long de la côte de Kalymnos, dernière halte avant Kos. L’endroit est réputé pour ses éponges naturelles. Kalymnos, blottie dans une baie, est constituée de maisons blanches adossée à la montagne. Le lieu paraît cossu. La passerelle à peine abaissée, les piétons se précipitent sur le quai. J’observe un maelstrom de petits moments de vie, telles les retrouvailles, ponctuées de longues étreintes, d’une mère et sa fille émues aux larmes de se revoir, la valse du fret, la chorégraphie des camions ; tout ce fourmillement baigne sous un beau soleil et transpire le bien-être. Dernière gorgée de café avalée, le ferry se met en route.
Légèrement voilée par la brume matinale, l’île de Kos s’étire au loin de tout son long dans la mer.
Nous accostons, il est 11h30. Pour un ferry dont l’arrivée était initialement prévue à 6H30 puis à 9h30, c’est digne d’un train français ou belge. A peine touché le sol, je me dirige directement de l’autre côté de la baie, là où accoste le ferry pour la Turquie. Je cherche, en vain, la guérite pour prendre mon billet. Point de bateau, nulle indication, pas de guérite, nada, rien ! Je vais à l’hôtel. La réceptionniste m’indique une agence de voyage dans le centre, qui délivre les billets pour Bodrum (Turquie). Après avoir fait deux fois le tour de la ville grâce à ces fichus sens-unique, j’arrive à l’agence. La dame au comptoir passe une dizaine de coup de fil pour décrocher mon billet. Ça fait drôle dans une conversation ponctuée de « nee », de comprendre que tout semble bien emmanché, les joies linguistiques … Ça vaut bien le bulgare qui tourne la tête de droite à gauche pour dire oui (authentique). Un petit quart d’heure plus tard, j’ai mon billet. Disons que je suis en possession d’une quittance attestant que j’ai payé des billets. On verra vendredi comment l’histoire se déroule. Retour à l’hôtel pour prendre possession de mon logis avec une belle vue sur la côte turque. Au bout d’une semaine, je me rapproche du début de l’aventure, un peu entrainé et prêt pour le grand bain…
Jour de repos, je profite des douceurs de l’hôtel et me promène dans la ville. Kos est très touristique, c’est le choc surtout après les endroits paisibles des jours précédents ! Il y a foule pour moi, j’ai le tournis. L’île a évité les barres d’immeuble en front de mer, mais l’endroit ne baigne pas dans le charme de Kalymnos. L’omniprésence de boutiques, les restaurants en front de mer, le racolage pour consommer, sans compter les traine-couillons (vedettes carrossées en bateau pirate), on touche parfois au kitch ou au grotesque. Certes, cette foule bigarrée est distrayante, mais la quiétude du Péloponnèse me manque déjà. Sans vouloir froisser personne, Kos c’est Blankenberg (station balnéaire populaire de la mer du Nord en Belgique) avec 15°C en plus. Le plus remarquable, ce sont les énormes arbres séculaires dans la ville, qui offrent un espace ombragé sur le square Paraskevi, ou ceux aux branches tarabiscotées telles des racines torturées, sur le port ou le long des remparts.
8) 12.05.2023 - Kos (GR) - Torba (TR)
La matinée a été consacrée à prendre du temps pour moi, à profiter du petit déjeuner en terrasse, au soleil, et à savourer la vue sur la mer. Sans tomber dans le faste ou l’ostentatoire, cet hôtel est incroyablement conformable. Situé à un jet de pierre du centre, les pieds dans l’eau comme un bateau qui aurait accosté sur la plage.
Je fais un micro tour dans Kos avant d’embarquer. A l’heure convenue avec l’agence de voyage, je me rends au kiosque sur l’embarcadère, pour transformer ma quittance en titre de transport. Une fois les billets obtenus, je dois me rendre avec Viktor vers la zone de transit. Une douanière m’ouvre la grille pour mettre Viktor dans la zone d’embarquement. Les premières formalités douanières sont dédiées à Viktor. Je quitte la zone de transit administratif et emprunte un dédale grillagé et sécurisé pour rejoindre la zone d’embarquement passager – un air carcéral flotte dans l’atmosphère. Re-vérification administrative et me voilà dans la zone d’attente ; je regagne Viktor pour monter à bord. Un groupe 3 Goldwing, des Turcs, me rejoignent. Ils suivent le même cirque administratif. L’embarquement se fait aisément. Viktor est bien sanglé. La mer moutonne un peu – ça pourrait secouer.
Départ à l’heure (16h30) ; je n’avais plus l’habitude qu’un ferry parte à l’heure. Le ferry fait un vacarme digne d’une Harley-Davidson en échappement libre. Après une heure d’un tak-tak-tak incessant, je touche le sol turc. Je papote avec un propriétaire de Goldwing, qui me recommande fortement d’emprunter la route côtière, et avec Seda, une artiste turque, aux yeux noisettes très pétillants, qui rentre de son exposition de peinture à Kos. Arrivée à Bordum, contrôle des passeports comme passager et repassage à la douane pour Viktor. Passeport, assurance, carte grise, tout est passé au peigne fin, enregistré, vérifié, re-vérifié, validé et tamponné. Petit moment d’incertitude quand la douanière demande la carte verte qui est blanche depuis un certain temps au Luxembourg mais ça passe. J’hérite d’un énième tampon sur mon passeport et obtiens, par le truchement administratif, l’autorisation de rester jusqu’au 10 août sur le territoire turc. Tout ceci baigne dans une bonne ambiance, mais dans un esprit très administratif. Je n’ai pas d’inquiétude que l’histoire dérape comme dans « Midnight Express » ; il faut juste être patient, positif et coopératif. Ultime verification sommaire des bagage et me voilà libre !
Fin de mon épisode maritime, à partir de maintenant et jusqu’au Luxembourg, je serai à nouveau « P’homme de terre ». Une petite dizaine de kilomètres après Bodrum, je regagne mon logis. Coquet « resort », situé en bord de mer. Je suis surclassé et hérite d’une suite avec salon, chambre séparée et deux salles de bain. J’espère que le restaurant sera à la hauteur de la présentation très flatteuse du lieu.
9) 13.05.2023 - Torba (TR) - Pamukkale - 262km
La soirée se passe excellement bien. La table est à la hauteur du confort du lieu. Le chef cerne bien son client ! Je le laisse aux manettes, il me propose un assortiment d’entrées. C’est pléthorique et copieux – presque un repas. Un végétarien serait aux anges. Cette entrée se poursuit par mon plat végan préféré le T-bone saignant. Comme accompagnement j’ai droit à un boulgour façon risotto, concocté par le chef - une tuerie ! Pour le dessert, je louchais sur le tiramisu maison, car les desserts turcs ce n’est pas mon truc. Le chef insiste pour gouter sa spécialité et là c’est l’estocade, un baklava, léger savamment équilibré un délice. Ma première soirée en Turquie se solde par un magistral gueuleton ; ça commence très très bien. Le petit déjeuner sera du même acabit, mais je ne peux pas profiter de tout – c’est trop !
Ne connaissant pas les routes turques, ni la moyenne horaire que je peux réaliser, je me réserve une marge de manœuvre importante pour faire une petite étape et découvrir le site de Pamukkale. Décollage à 9H. Les premiers kilomètres m’offrent un florilège de conventions de roulage étonnantes. Il y a d’abord ces camions avec des ailettes sur les axes des roues, qui dépassent façon char romain pour découper tout ce qui approche – terrifiant. Les quatre-voies avec ronds-points dans le terre-plein central, histoire de se faire surprendre. Le semi-remorque qui ne marque pas le feu rouge. Les feux rouges qui ponctuent les quatre voies. Les tracteurs à contre-sens sur la bande d’arrêt d’urgence. C’est un festival qui égaye ma route. Une autre particularité est le nombre de Renault 12 break que je croise, un festival. Eh oui mon brave Monsieur, en ce temps-là, sous Pompidou on savait faire de la voiture solide ! C’est pas comme maintenant, avec toute leur foutue électronique et tous ces branquignoles … séquence nostalgie terminée !
Premier bonheur, faire le plein d’essence de E95 à 0,95€ le litre. A ce tarif-là, c’est un plaisir de rouler. Quand je pense au premier plein à 2,26€ sur l’autoroute en Allemagne – no comment. Après quelques kilomètres en bord de mer, je gagne la montagne et grimpe vite en altitude. Des 23°C agréables du matin, cela descend rapidement à 18°C. La route devient très verte, très boisée et tapissée de carrières de marbre. Une fois descendu dans la vallée certains pylones sont coiffés de nids occupés par des cigognes.
Petite pause-café à Bozdogan. Le café est exclusivement composé d’une assemblée masculine retraitée. Certain s’affairent aux pronostiques hippiques. Je souffle que le tuyau du jour, Pompon dans la 5ème placé, c’est du garanti sur facture. D’autres épluchent le journal, et ceux-là jouent à un jeu qui ressemble aux dominos. Après cette pause, il me reste 120 kilomètres pour atteindre Pamukkale. Je fais la route d’une traite. Avant de regagner l’hôtel, je passe par un petit chemin, au pied des châteaux de coton. Il s’agit de cascades de calcaire pétrifiées, à flanc de colline. Cette masse blanche donne l’impression d’un glacier ou d’une piste de ski. En observant cette crête blanche, je vois l’arrête neigeuse d’une montagne. L’effet est saisissant de beauté. Je promène Viktor dans la pampa pour trouver un angle de prise de vue intéressante avant de regagner la ville. Le check-in est rapidement effectué. Le standing est très différent de celui d‘hier. Le confort est correct mais sommaire. L’accueil est cordial. Le réceptionniste me conseille d’aller visiter le site à pied, car l’entrée est juste à une centaine de mètres.
Pour rejoindre le site antique situé sur le haut de la colline, il faut gravir toute cette colline couverte de calcaire. Il est obligatoire d’y marcher pied-nu. J’ai l’impression d’une séance d’acuponcture douce. Le spectacle est renversant, c’est unique. Cette particularité géologique mérite le voyage. Sur le plateau, c’est un immense site greco-romain (Hierapolis), d’une beauté à couper le souffle, et qui s’étend à perte de vue. Les statues et fresques dans le musée sont dans un était de conservation incroyable. Je grimpe en haut de la colline jusqu’à l’amphithéâtre. L’architecture, la vue, tout appelle à l’émerveillement. Retour à l’hôtel, en réempruntant le dôme de calcaire. Moi qui avais les talons un soupçon calleux, cette marche m’a fait une peau de bébé à la plante des pieds ; séance podologue-acuponcteur naturelle gratuite!
10) 14.05.2023 - Pamukkale - Konya - 441km
Le but de la journée est de m’avancer vers l’est et de me rapprocher de la Cappadoce. Le dernier étage de l’hôtel offre une vue splendide sur ce cirque pétrifié de roches blanches. Endroit privilégié pour prendre son petit-déjeuner et encore admirer la vue. Un peu plus de 400 kilomètres à faire, je décide de hâter le pas. J’opte pour alterner grandes et petites routes et suivre les grands lacs de la région.
Le premier lac que je pensais voir est celui d’Akgol à Bayindir. Il est sec, pas une goutte d’eau rien, nada aussi sec que le désert. Une piste traverse le lit du lac pour regagner le hameau situé sur l’autre rive. J’hésite un instant à l’emprunter car cela raccourcirait ma route. Mais si le terrain est encore meuble au centre, ma petite fantaisie pourrait se transformer en exercice de pelletage. La raison l’emporte, je continue la route ‘normale’. Deux petits bungalows témoignent encore d’un temps passé où il faisait certainement bon se reposer là, et, comme Lamartine se laisser bercer par le romantisme de se rivage disparu.
Les alentours sont agricoles. En ce jour, d’élection, le tracteur est le moyen privilégié pour se rendre aux urnes. Le stéréotype est le patriarche au volant de son tracteur, sa femme sur le garde-boue en guise de siège, et à fond les ballons, direction le village. Parfois la famille entière est sur la carriole attelée au tracteur. Les villages semblent souffrir du temps qui passe. De nombreuses maisons sont de guingois ou rafistolées à qui mieux mieux. Trimbaler des bombonnes d’eau de source paraît être une activité quotidienne. Les forces vives ont certainement déserté cette terre pour l'abandonner aux aînés.
J’approche du lac Burdur, une grosse flaque de 25 kilomètres de long sur 8 de large. Ici c’est un air de Lubéron qui plane. La culture de la lavande est omniprésente. J’arrive à Isparta dominé par le mont Davraz Tepe (2637m). Il a un petit air de mont Fuji avec son nappage de neige sur son sommet. Depuis ce plateau à près de 1000m d’altitude, il semble nettement plus élevé. La route se poursuit vers Egdir, bordée par un grand lac de près de 50 kilomètres de long. La route qui plonge sur Egdir offre une vue panoramique de toute beauté, sur la ville, sa presqu’ile et le lac.
Après Egdir, la région devient principalement arboricole. La pomme semble être le fruit le plus cultivé. Sur le bord de la route, gisent en plein soleil des tonnes de pommes. L’odeur de fermentation est assez présente. Si une harde de sangliers déboule là-dedans, ça va être un carnage. Je ne sais pas si ces pommes sont mal calibrées, abimées ou impropres à la consommation, mais il y a là un gros gâchis.
La route n’en finit pas de monter, et les 1500m sont franchis. Puis la route plonge sur la plaine de Konya. La vue dominante donne la mesure de l’étendue de cette ville de 2,2 millions d’habitants. J’y passerai la nuit avant de pousser ma route toujours plus à l’est demain.
11) 15.05.2023 - Konya - Elbistan - 528km
Le but de la journée est similaire à celui d’hier: m’avancer au maximum vers l’est. Je pensais passer deux nuits en Cappadoce et profiter de Göreme, site troglodyte et géologique mondialement connu. Je me suis ravisé, car je peux pousser ma route encore plus à l’est et avoir une journée en plus du côté de Van, pour explorer la montagne ou simplement me reposer un jour, au cas où la météo se renverse. Pour l’aspect météo, depuis mon départ, je suis verni ; ça frise l’insolence ! Aujourd’hui rebelote, il fait beau et la température est parfaite pour rouler en moto (19c – 23c).
De Konya à Göreme, ma route consiste à suivre une 4 voies, aussi lassante que soporifique. Sur ce plateau à mille mètres d’altitude, aussi plat qu’une limande, certaines lignes droites, tirées au cordeau, font souvent plus de 20 kilomètres de long. Celle avant Aksaray fait 35 kilomètres. Même à bonne allure au cruise-control, cette route est pénible. La plaine agricole n’offre pas un divertissement suffisant pour faire passer le temps. Le changement d’échelle impressionnant renforce ce sentiment de longueur. Cette plaine est si vaste (200km), un peu comme au Wyoming, que j’ai le sentiment d’avoir laissé le mètre comme unité pour sauter au décamètre.
A Uchisar, je bifurque dans la ville pour photographier un tumulus troglodyte typique de la région. Devant cet étonnant panorama, deux Indiens enturbannés, sans plumes, photographient Viktor sous toutes ses coutures et semblent interloqués par mon tour. Nous nous quittons sous de larges sourires.
A partir de Göreme, j’emprunte le réseau secondaire et passe un col à 1976 mètres. C’est un festival de paysages montagneux qui déclinent tous les camaïeux de verts et ocres. Au loin, les plus hautes crêtes arborent de beaux manteaux neigeux. Elbistan sera ma halte pour un soir. Formidable étape du jour qui débuta mollement mais s’acheva avec brio.
Le repas du soir se prendra au restaurant mitoyen à l’hôtel. La carte est en ligne (qrcode) et évidemment en turc. L’anglais est aux abonnés absents pour la serveuse. Google vient à ma rescousse, et la traduction de la carte donne son lot de drôleries comme le « poteau de bœuf », l'« Octet d'Enveloppement » ou le « Rôti de Berger ». Je n’ai jamais mangé du berger, c’était l’occasion ! Après ce petit moment cocasse, je commande et reçois ce que je souhaitais – c’est bien là l’exploit du soir. C’est simple et bon, en revanche pour la moindre goutte d’alcool tu peux te brosser, ce n’est pas grave je fonctionne à l’eau !
12) 16.05.2023 - Elbistan - Diyarbakir - 431km
Départ, un peu plus tardif qu’à l’accoutumée. Direction Nemrut Dağı, zone archéologique réputée, puis Diyarbakir où je compte passer la nuit. Ma route se fera essentiellement par le réseau secondaire afin de profiter des magnifiques paysages de la région. La route vers Nurhak au sud-est d’Elbistan offre un paysage vert très agréable. La route a un caractère méditerranéen pour son aspect calcaire et vallonné. Les pics, au loin, procurent une touche majestueuse – c’est un sentiment reposant qui domine.
Entre Nurhak et Elmali, j’observe les premiers stigmates du tremblement de terre qui a touché la région le 6 février dernier. Plus je m’avance vers Adiyaman, plus l’impact est marqué et la zone sinistrée. Maintenant, les abords des villages sont constitués de lotissements de préfabriqués (mobile-homes, containers). Les habitations sont soit rasées, soit inoccupées car trop branlantes. Les prairies en périphérie accumulent les tonnes de gravats. Les tentes, floquées du sigle de l’AFAD ou de caractères chinois, parsèment les champs et le bord de la route.
La vie quotidienne s’égrène malgré tout dans une atmosphère de désolation ou de grande précarité. Deux jeunes filles font la vaisselle au seul point d’eau coincé entre deux allées de containers. Quel contre-pied ! Je pense à moi petit crétin, au camping, la bassine à la main, allant au bloc sanitaire et trouvant cela distrayant – honteux ! Ici c’est résilience depuis 3 mois. Il y a le gamin, haut comme trois pommes, cartable sur le dos qui rentre à la maison, mais quelle maison ? Ses amis, sa fratrie, ses proches sont-ils encore là ?
A Dogansehir, dans la rue principale, les immeubles sont effondrés, les vitrines brisées, les façades éventrées. Le spectacle est édifiant. Derrière chaque façade, chaque vitrine, c’est un drame qui s’écrit. Un sentiment d’empathie m’envahit. Les magasins sont relocalisés sur une place improvisée, où des containers sont juxtaposés. A Sugru, le spectacle de désolation est identique ; je m’arrête à la première station, qui m’indique qu’elle n’a plus de 95 mais que la station, 2 kilomètres plus loin, en a encore. Arrivé à Adiyaman, qui est une grande ville, le spectacle est terrible. L’artère principale à 4 voies est rétrécie à une voie, car un immeuble menace de s’écrouler. Quelques morceaux de la façade sont déjà tombés sur la chaussée.
Ce voyage, c’est aussi témoigner et se souvenir. Cela est très différent de lire le récit d’une tragédie sur le papier glacé d’un magazine. Voir, in situ, offre une vision plus globale et permet de mesurer l’ampleur de la tâche logistique et sanitaire pour gérer l’urgence sur une grande zone sinistrée. Combien de temps faudra-t-il pour revenir à une normalité ? Combien d’années de chagrin pour panser les âmes ? Combien de journalistes dans 1 an, 3 ans ou 5 ans reviendront pour savoir ce qu’il est advenu ?
Le paysage après Adiyaman redevient plus apaisé. La route montagneuse est agréable ; la transition est saisissante entre ces villes et villages dévastés et la beauté du paysage qui s’étire devant moi. La température monte aussi en flèche jusqu’à 28°C.
Autour de Nemrut Dağı, de nombreux sites sont remarquables : le grand pont romain et son galbe gracieux à Burmapinar, le château d’Eski Kahta ou le Karakus Tumulus. Avant de gagner Nemrut Dağı, la route, qui se faufile sur une vingtaine de kilomètres dans une faille, est en Klinker (pavés). La même route en pavés regagne l’autre versant de la montagne. Ceux qui ont déjà posé 20 m2 de Klinker, se rendront compte de la tâche pharaonique, entre la préparation du sol, la pose, et le temps pour tout rejointer. Je n’imagine même pas les rotations de camions pour apporter des milliers de palettes de Klinkers.
Le dernier tronçon de route pour arriver au somment est payant (100L +- 5€). Au poste touristique (là où il faut acheter son sésame pour franchir le poste contrôle), il y a un bar, un hôtel, et un restaurant avec terrasse qui offre une vue étonnante. Mais une fois arrivé au bout de cette route, la vue spectaculaire qui s’offre à moi, est magistrale. A plus de 2000m, le mont domine toute la plaine jusqu’à la frontière Syrienne. Je m’arme de courage et emprunte le chemin pour aller jusqu’à la terrasse située à l'Est au pied du tumulus. En équipement de moto avec des bottes de 2 kilos à chaque pied, c’est une vraie épreuve de fitness. L’heure tourne, j’ai encore la descente à faire et 180 kilomètres jusqu’à Diyarbakir. Sur le chemin de la descente, je croise Hartmut, un Allemand de Cologne, qui roule en Yamaha Ténéré 700. Nous avions papoté le matin au moment de quitter l’hôtel, et il me disait qu’il faisait route vers la Géorgie. Incroyable coïncidence de le retrouver ici.
Une fois franchie la belle route pour rejoindre la vallée, c’est une 4 voies qui me conduira vers Diyarbakir.
13) 17.05.2023 - Diyarbakir - Mardin - 100km
Aujourd’hui petit saut de puce, cap sud-est vers Mardin. Depuis hier, je remarque quelques check-points assez sérieux sur la route ou à l’entrée des villes. Le check-point c’est la panoplie de l’idiot qui aime le kaki et fait la démonstration que sa bistouquette est plus grosse que la tienne : véhicules blindés, boucliers blindés, mur en béton, sacs de sable et pétoires en tout genre. Contrôler, sécuriser, et riposter, le dada de la cavalerie, même si intelligence et militaire est une contradiction en soi, tout comme la musique militaire n’est pas de la musique. Pour l’instant, à défaut de tuer les gens, le militaire tue le temps, ce n’est pas si grave ! Sur les 50 derniers kilomètres, la route est balisée, tous les 2 kilomètres, par des tours de 3 étages, équipées de meurtrières et de tout l’attirail pour faire la guéguerre. Jusqu’à présent, j’avais échappé à tout contrôle. À l’entrée de Mardin, l’étau se resserre : l’autoroute est bouclée, et tout le trafic est dirigé dans la nasse à troufions. Petit salut militaire, sobre et réglementaire au régulateur à l’entrée. Celui-ci déplace un cône, et m’indique l’autoroute comme échappatoire. Cette pitrerie m’évite le contrôle et surtout la file d’attente.
Le centre historique de Mardin est de toute beauté. Vieille ville de pierres de couleur crème, constituée d’un dédale de petites rues, surmontée d’un château fort qui domine la plaine qui s’étale jusqu’en Syrie. Commerces et échoppes y sont imbriqués, mélangés et emberlificotés. Cette compacité donne une âme, un cachet oriental sublime. De vieilles bâtisses aux façades savamment ciselées hébergent de discrètes cours intérieures, à l’abri de la chaleur ; un café, un restaurant vous y accueilleront. Les échoppes et étals du bazar sont bigarrés : on y trouve de tout. Poumon de la vie sociale, cœur de la ville, âme d’une région. Les senteurs des épices, les tas de tabacs, les fruits secs, les fruits et légumes, tout est un festival olfactif et visuel. Je regagne mon logis, belle chambre, en pierre apparente et au plafond voûté. La terrasse sur le pas de la porte, fait porter mon regard vers l’orient et me permet de rédiger mon journal sous la douce lumière orangée du jour qui se retire. J’aurais tant aimé être un explorateur érudit du siècle passé et rapporter les merveilles nichées dans les terres lointaines.
Pour la soirée, je me rends dans un restaurant de spécialités orientales à proximité de l’hôtel. Le serveur me propose de l’agneau cuit lentement au four accompagné de riz et de semoule. En attendant, j’ai droit un assortiment de mezze qui seul pourrait bien faire un repas. J’ai noté qu’il devait y avoir un diablotin thaïlandais ou indien qui se cache en cuisine pour troller mes plats. Depuis plusieurs jours, mon troll farceur a pris l’habitude de glisser en douce, sous une rondelle de tomate ou sous un truc inoffensif du piment vert qui a le don de te faire réviser ton échelle de Scoville de manière grand V. Je voyais bien mon plat d’agneau accompagné d’un Pic Saint Loup ou d’un Château neuf du Pape, mais ici tu carbures à l’eau. Je me délecte de ce morceau d’agneau, désossé par le serveur, et mélangé avec l’accompagnement - un délice. De la terrasse du restaurant, j’admire les lumières de la ville qui scintillent au loin. Je suis face à une mosquée, mon repas est interrompu par l’appel à la prière. Le mufti en charge de l’animation chevrote un peu. J’ai l’impression qu’il rate la vitesse de temps à autre et dans la gamme musicale tout n’est pas sur la note : ça sulfate un peu sur la portée !
14) 18.05.2023 - Mardin - Cizre - 222km
L’étape du jour étant relativement courte, je profite du confort de l’hôtel. Le petit-déjeuner est constitué d’une vingtaine de petits pots avec un peu de tout dedans, c’est pantagruélique. Le départ est poussif ce matin. Je parcours une dernière fois Mardin la merveilleuse, avant de faire un arrêt à Dara, situé à quelques kilomètres au sud-est. Dara est un large site archéologique, articulé autour d’un ancien fort byzantin, d’habitations troglodytiques et de vestiges romains. Je remonte la vallée entre Nusaybin et Midyat. En son creux coule une rivière qui apporte la vie. Cette vallée est une oasis qui apporte une touche de vert, quasi incongrue, dans cet environnement aride. La dernière étape culturelle du jour me conduit au monastère Gabriel, imposant édifice à l’architecture raffinée qui a traversé diverses influences architecturales et culturelles. Étrange cohabitation où se jouxtent christianisme et islam.
Un vent du sud rageur s’est levé. Il amène avec lui un brouillard ocre. Le soleil est de plus en plus voilé. La visibilité est parfois réduite à moins de 500m. Pendant toute cette journée, j’ai baigné dans une température de plus de 30°C avec une pointe à 35°C. Le plus notable est cet air sec, qui dessèche les lèvres, la bouche et tire la peau des pommettes.
Les check points se font de plus en plus nombreux. Il est fréquent de croiser, en ville, des blindés légers. Pendant quelques kilomètres, je longe la frontière Turco-Syrienne délimitée par un mur, jalonnée de bunkers, et bordée par une zone « buffer » probablement minée. Dans cet univers militaire, qui n’engendre pas la gaudriole, se détachent des scènes cocasses : ces vaches en liberté, qui broutent l’herbe sur le terre-plein central, l’âne au milieu de la route, la famille sur la carriole tirée par un âne … Il y a aussi les camions surchargés de sacs volumineux dont la cargaison déborde généreusement en hauteur et largeur. Le tout bien sanglé doit bien faire le double du volume de la benne. Je remarque des camions avec des plaques pas communes comme celles du Turkménistan.
Juste avant Cizre, la visibilité s’améliore un peu, mais ce voile ocre demeure. Difficile d’apprécier le paysage. Je passerai ma nuit à Cizre, situé sur la frontière Turco-Syrienne.
15) 19.05.2023 - Cizre - Yüksekova - 317km
Je quitte Cizre pour Yüksekova, située à l’extrême Est de la Turquie, coincée entre l’Irak et l’Iran. La météo est passable. Des orages sont annoncés sur Hakkâri. Mon application météo m’indique un niveau d’alerte orange pour d’importantes précipitations sur la zone. Je m’équipe en mode pluie et me prépare à me faire doucher. Une fois la plaine semi-désertique de Cizre quittée, et après avoir doublé Şırnak, le paysage devient montagneux. Ce ciel gris et triste ne met pas en valeur l’impérialité des routes que je traverserai dans la journée.
A Senoba, ravitaillement pour Viktor. Le pompiste Habib (pas certain du prénom) arbore un large sourire et s’émerveille du tour que j’entreprends. Il me propose un thé. La gentillesse et l’hospitalité est une valeur dans ce coin de Turquie. J’affirme que le touriste turc qui débarque dans mon Ariège natale a très peu de chance de se faire offrir un café par un pompiste. Pour poursuivre ma route, j’ai deux options : une route Nord et la route principale qui passe par le Sud. Je demande l’avis d’Habib. Il me dit illico que la route nord est « bad », et la route sud « good ». A cet instant, mon neurone fait aussi rapidement la connexion « route nord donc !». Je demande quand même pourquoi la route nord est « bad », en espérant une réponse du type « c’est une route de boue », ce qui aurait pu infléchir mon choix. Après un moment de pataugeage linguistique, Habib saute sur google translate pour m’indiquer que la route Nord est « bad – parce que le gouvernement ne s’en occupe pas ». Donc ce sera route « Nord ».
Je m’engage sur la route d’Uludere et, passé un premier col à 2080m, je me fais rincer sérieusement. Toute cette eau est une pure vengeance de la fée météo, pour toutes les vacances précédentes où j’ai eu une chance insolente. Au bout d’un moment, je m’abrite dans un village sous une espèce de hangar. Ironie du sort, c’est le car-wash du village. Je m’équipe en mode pluie version « hard core », pour éviter d’être trempé jusqu’aux os.
Malgré une météo capricieuse, ces paysages montagneux sont merveilleux. L’aspect militaire est dorénavant omniprésent. J’accorde des circonstances atténuantes, car les voisins du Sud peuvent être turbulents. La route qui longe la rivière fait la frontière avec l’Irak. Je la suivrai sur quelques kilomètres. Outre les hauts pics aux sommets enneigés, cette route qui se faufile dans un défilé, ou enjambe une montagne par un col escarpé, est un plaisir pour les yeux. Sur le plan de la conduite, en revanche, ce n’est pas la même mayonnaise.
Ce n’est pas la première fois que je conduis sous la pluie dans des conditions particulières, mais aujourd’hui, j’ai dû hisser d’un ton mon niveau de vigilance. Certes, mes pneus sont souverains sur le sec et en off-road, mais corrects+ sous la pluie. Cependant, ce n’est pas le seul facteur. Après cette pluie, la route est une vraie savonnette. A l’arrêt, même la semelle, pourtant accrocheuse, de ma botte dérape. Même droite, la moto ne tenait pas le cap. Parfois, juste toucher les freins ne produisait pas de transfert de masse vers l’avant. Quelques fois, juste en coupant les gaz, c’est l’arrière qui avait envie de venir visiter l’avant. Donc, conduite sur des œufs pendant la plupart de la journée. Ce n’était certainement pas le pilotage le plus racé que j’ai produit, mais je suis arrivé à bon port avec une moyenne horaire honorable.
La route apporte toujours son lot de surprises. Dans la descente du deuxième col, des bergers, sous une pluie battante, font redescendre chèvres et moutons par la route. En principe, c’est toujours amusant de voir cet épisode pastoral ; mais là, il y a des milliers de bestioles. Le berger en queue de peloton m’ouvre la route, puis le deuxième achève le travail – je joue à saute-moutons en somme. Pour enjamber les torrents, des dizaines de ponts de cordes ont été dressés – confiance absolue requise dans la construction ! Les ponts en ciment, au tablier cintré ou de guingois, sont aussi surprenants. La chose la plus cocasse fut le car-wash naturel. Le torrent qui dévale de la montagne a été détourné dans un gros tube qui se déverse dans une sorte de gué. Les voitures entrent dans le gué et se mettent sous l’eau pour se décrasser. Même les camions sont de la partie pour nettoyer leur pare-brise.
En traversants les petits villages, je constate que les vêtements et turbans portés par les hommes sont différents de ceux que voyais encore à Mardin avant hier. D’Ouest en Est, la Turquie arbore mille visages différents – incroyable pays en termes de paysages et de cultures, surtout quand on sort des sentiers battus.
En approchant de Yüksekova, à une trentaine de kilomètres de la frontière Iranienne, je réalise qu’en traversant l’Iran en diagonale, je pourrais atteindre la frontière Pakistanaise et toucher le Nord de l’Inde en une quinzaine de jours - c’est une idée prodigieuse !
J’arrive enthousiaste à Yüksekova. Malgré la pluie, cette journée fut un vrai régal ; belles routes, paysages incroyables. L’arrivée à l’hôtel fut cocasse. Habillé en motard, vêtu de mes vêtements de pluie, bottes crasseuses et dégoulinant de pluie, j’arrive à l’hôtel un peu chic du coin. Le personnel arrive sans broncher pour prendre mes effets. Je traverse le hall comme un scaphandrier et fait mon check-in. Déambuler dans ce hall en marbre, me fait penser à l’aubergiste dans Astérix chez les Helvètes. Me voilà installé pour une bonne nuit de repos avant de descendre sur le lac de Van.
16) 20.05.2023 - Yüksekova - Van - 210km
Tout juste installé, dehors, l’orage redouble. La pluie et les orages ne cesseront pas de toute la nuit. Les coupures d’électricité sont fréquentes, le groupe électrogène reprend le dessus ; une espèce de « Coran alternatif » pendant tout le début de soirée. Je ne réalisais pas la qualité des équipements de l’hôtel. Le centre de « Wellness » en sous-sol, massages, hammam, sauna, piscine, fitness est le plus beau que j’ai vu depuis des années – incroyable de trouver un complexe si richement doté à Yüksekova.
Depuis mon arrivée en Turquie, mon repas du soir est souvent pris dans des restaurants à la fréquentation clairsemée. Je n’arrive pas à déterminer si je dîne trop tôt ou trop tard, surtout que les habitudes doivent différer en fonction des régions. Ici c’est le contraire ; j’arrive dans le restaurant de l’hôtel et la salle est comble. Un trio (flûte/clavier, guitare orientale et guitariste chanteur) anime la soirée. Les serveurs me dressent rapidement une table devant l’orchestre. Le son est fort, pour une fois je trouve que j’entends très bien ! Je suis obligé d’hurler la commande à l’oreille du serveur. D’ici la fin de soirée, le dernier demi-tympan qui me reste, va finir en drapeau !
Les musiciens sont excellents. Ils interprètent des rythmes locaux souvent repris par l’assemblée. Sur des rythmes orientaux, une tablée de femmes se lève et commence à danser. On sent l’habitude de pratiquer ces danses chaloupées, dotées d’une touche de sensualité. Les beautés féminines sont mélangées, entre les traits fins libanais associés à la subtilité perse, ajoutés d’une once arabique, harmonieux et savoureux traits artistiques qui honorent la Femme.
Ce matin, le ciel est gris et les averses encore fréquentes. Je guette la fenêtre météo la plus propice avant de démarrer. Le staff est attentionné. Omur s’assure que tout se passe bien jusqu’à mon départ. Avant de partir, un des associés m’indique, vidéo à l’appui, qu’il a neigé sur le col que je dois emprunter pour regagner Van! Il fait 9°C au départ à 2000m ; normalement je devrais avoir des températures positives au sommet du col. C’est aussi une particularité de Yüksekova, toute la plaine est située à plus de 2000m d’altitude.
Sur la route, je croise de nombreux camions iraniens, ce qui n’est pas fréquent. Les torrents, dévalent les montagnes, nourris par les abondantes pluies. Le débit est tumultueux et les eaux brunies par la terre charriée. Avant le col, je traverse le énième check-point de cette route stratégique entre l'Iran et la Turquie. Cette fois, je dois présenter mon passeport. Les bidasses regardent avec attention la carte de mon odyssée, collée sur la bulle de la moto. Sans fanfaronnade, je trouve ce support très utile. Quand la communication est parfois sommaire, la carte permet de matérialiser un projet et de partager quelque chose avec mon interlocuteur. L’autre aspect, qui n’avait pas été envisagé, car jamais expérimenté, est la situation du contrôle de police. Grâce à la carte, le représentant de la force publique conceptualise le projet que j’entreprends ; cela l’amène dans son imaginaire et apporte aussi de la cohérence dans son besoin de comprendre d’où je viens et où je vais.
Le col se rapproche, la température chute, l’altitude n’en finit pas de grimper et la neige est de plus en plus présente autour de moi. La nuit a saupoudré de blancheur les alentours. Le passage final pourrait s’avérer folklorique. Je bénis mes années de roulage et de voyage pour être correctement équipé, et pour que ces moments soient focalisés sur la conduite et sur le plaisir de savourer les paysages. Je passe le col à 2760m. C’est plus haut de quelques mètres que le Stelvio – plus haut col goudronné d’Europe. La route est finalement très praticable et je bascule de versant vers Van.
La descente vers Van offre un panorama montagneux splendide. Mon regard glisse sur une plaine verte qui se poursuit sur un alpage, ensuite ma vue rebondit vers de hautes montagnes et mon horizon s’achève sur le nappage de leur manteau blanc – la puissance du beau en action !
La fin de journée est improbable, le ciel s’est nettoyé. J’admire le coucher du soleil sur le lac depuis la terrasse de l’hôtel - plaisir simple de fin de journée. De l’autre côté du lac, le Süphan Dağı (4058m) signe l’horizon d’un dôme blanc grandiose.
17) 21.05.2023 - Van - Repos
18) 22.05.2023 - Van - Kars - 447km
Hier fut une journée de repos salutaire. J’ai profité : de la vue sur le lac, des vagues levées par un vent rageur, des variations de couleurs de l’eau en fonction des caprices de la météo ; des moments contemplatifs simples mais relaxants.
L’objectif de ma journée est de remonter vers le nord jusqu’à Kars, avant de basculer vers la Géorgie et l’Arménie demain. J’emprunte la route à l’Est le long de la frontière Iranienne. Le paysage est dépaysant, sans références à y opposer. Je trouve ce large plateau d’altitude (2200m) verdoyant, superbe. Ce qui me sidère, c’est l’infrastructure routière et les quasi autoroutes à plus de 2200m d’altitude. Une fois un col à 2644m franchi, je plonge sur Dogubayazit pour visiter « Ishak Pasa Sarayi ».
Je traverse Dogubayazit, j’adore ces rues vivantes, ces magasins à même le trottoir, ces hommes qui prennent le thé sur un bout de table, ce brouhaha, ce patchwork de couleurs, ce chaos organisé. Le site « Ishak Pasa Sarayi » est fermé, mais une certaine animation demeure. Un groupe de jeunes filles, toutes bien pomponnées, fêtent la remise de diplômes avec jeté de toques comme aux USA – instant distrayant.
De Igdir à Tuzluca, la route m’ennuie. Google Map indique une possibilité de passer la frontière vers l’Arménie après Calpala ; cette expérimentation me permettra de m’émoustiller un peu. Sincèrement, j’y crois peu, car, depuis 1993, les deux pays sont fâchés. Il n’y a pas de raison que cela soit réalisable, mais sur un malentendu pourquoi pas. Si l’affaire pouvait se faire, cela m’avancerait sérieusement dans mon voyage. Je m’engage sur une petite route rectiligne qui conduit directement à la rivière. Qui sait, au bout, il y aura un pont à franchir pour quitter la Turquie et arriver directement en Arménie. Pas plus d’un kilomètre effectué, et, au loin je distingue un barrage. Je pense naïvement que c’est un checkpoint parmi ces innombrables checkpoints que j’ai déjà traversés. Un premier soldat sort de sa palissade, se met à découvert, et vient à ma rencontre, arme en demi-joue. Le second se décale et se positionne en couverture. Ça flaire bon l’accueil cordial. Comme la vélocité intellectuelle d’un bidasse est proportionnelle à la température extérieure et qu’il fait 15°C dehors, on plafonne donc sur un cluster à 30 de QI max. C’est juste au-dessus d’un poireau surdoué, ou d’une huitre normalement scolarisée dans les bassins d’Arcachon. J’utilise tous les gestes possibles qui indiquent que mes intentions sont pacifiques. Certes, le pruneau c’est bon, mais uniquement pour mon trou de balle. Surprise, le bidasse cause « No Road Close » ; 3 mots, je suis ébahi, j’ai à faire à un futur prix Nobel. Bon joli demi-tour effectué doucement, et je m’éloigne tranquillement.
Après cette tentative de traversée infructueuse, l’intensité des paysages n’est toujours pas à son comble, mais la route offre toujours des situations inédites, comme la traversée de l’âne et de son ânon. L’âne décide d’avancer tout droit, et, l’ânon, pas très au fait de comment traverser une 4 voies, s’amuse à faire des ruades et à galoper dans tous les sens. Pas facile de prévoir une trajectoire d’évitement avec deux zigottos pareils. Quelques kilomètres plus loin, là c’est plus classique : les 4 voies sont barrées par un troupeau de vaches qui remontent les voies. Je suis à moitié surpris de la singularité de la scène.
Près d’Asagri Ciyrikli, des collines aux douces courbes se parent de différentes stries de teintes ; marron, beige et ocre. Une touche de panache est apportée par la lumière cuivrée de cette fin de journée. Cette particularité géologique est étonnante et belle. Sur ma droite, le long de la route, dans un bout de piste, je vois une moto bien chargée. Je pense reconnaître Hartmut, mon Allemand rencontré à Elbistan et à Nemrut. Je quitte la route pour le rejoindre. La plaque de la moto est française, immatriculée 46 dans le Lot. J’enclenche le mode rustre ; pas de bonjour, rien, je demande au motard : « Tu es du Lot ? » Il me répond « Moi non !» Je lui rétorque « Salut » et je me casse. J’imagine le traumatisme du mec, être au bout d’une piste, au fin fond de la Turquie, se faire accoster en français par un mec qui lui demande s’il est du Lot, et à la réponse « non », le zèbre s’en va sans aucune formule de politesse. Si dans les faits divers, il y a un motard qui s’est pendu de désespoir dans sa chambre ce soir, je suis peut-être un peu responsable.
Dernier col à plus de 2400m ; comme ce matin, je m’émerveille de ces hauts plateaux aux verts tendres, ponctués de touches jaunes offertes par un colza naissant. J’arrive sur Kars. Belle ville surplombée d’une imposante citadelle. A peine installé dans mon hôtel, je rencontre deux Néerlandais, Olivier et Rob, qui roulent avec 2 Citroën Diane break, dont une organisée en van. Les deux ont déjà bien bourlingué avec leurs montures. Cap Nord en hivernal, Iran, et là ils se dirigent vers la Géorgie et Bakou. Nous papotons un instant, le contact passe super bien, car nous partageons les mêmes destinations et la même logique de voyage. L’heure tourne, je descends sur la ville pour aller me restaurer.
19) 23.05.2023 - Kars - Vardzia (GE) - 211km
Aujourd’hui, dernier jour en Turquie et direction la Géorgie puis l’Arménie. Le programme est très flexible, car, j’estime qu’il me faudra 4 heures pour traverser ces deux frontières. Au petit déjeuner, je demande à Olivier et Rob des nouvelles du passage de frontière entre la Turquie et l’Arménie à Akhurik-Akyaka. Ils avaient eu vent que la frontière était peut-être ouverte pour les diplomates et les non Turques. Après avoir discuté dans la soirée avec des locaux, qui ont demandé à des amis, qui, eux-mêmes, ont vérifié cette opportunité – ils m’annoncent le résultat des investigations - c’est mort ! Je m’en tiens au plan initial : passer de Turquie en Géorgie au poste frontière d’« Aktaş Sinir Kapisi ».
D’Arpaçay au poste frontière, la route est absolument sublime. La route qui serpente le long du lac de Çildir est un délice. La montagne enneigée sur l’autre rive, l’eau outremer du lac, les touches argentées de la houle levée par ce vent fort, les camaïeux de verts environnants, tout est une harmonie. Ce lac de Çildir est un spot que tout kite-surfer devrait essayer. La Turquie, dans ces derniers instants, me livre ses plus beaux apparats. Je les reçois comme un présent céleste.
Sur cette route pétrie de charme, un cowboy sur son cheval, un vrai, envoie son large troupeau (250-300 bêtes) s’abreuver au lac. Les vaches dévalent la colline, traversent la route et plongent sur la rive. Les plus téméraires vont dans l’eau jusqu’à mi torse et se font battre par les vagues - une sorte de balnéothérapie bovine.
Le poste d’« Aktaş Sinir Kapisi » est moderne et assez imposant. Il draine essentiellement un transit de camions. Avant le poste frontière, la file de camions s’étire sur 3 bons kilomètres. C’est un festival de plaques d’immatriculation : du moldave au russe en passant par l’iranien, il y a de tout. Je double ce petit monde et arrive au poste frontière. Premier contrôle à la Police pour ma sortie de Turquie, suivi d’un deuxième contrôle de douane. La barrière s’ouvre, et je passe dans une antichambre avant un dernier contrôle douanier turc. Là, le traffic est arrêté. Il y a engorgement côté géorgien. Dix minutes s’égrènent, l’ultime contrôle turc passé, la barrière s’ouvre. Je me dirige vers la douane géorgienne. La douanière géorgienne est étonnée par mon puzzle administratif européen : passeport français, moto immatriculée au Luxembourg et permis de conduire qui a été ré-émis en Belgique. Quand je pense qu’elle ne me demande même pas le papier d’assurance que j’étais si fier d’avoir obtenu, en ligne, avant mon départ ! Le contrôle douanier est sommaire, le douanier sort de son bureau, sourit et me dit de passer – là on est dans l’expéditif ! Bilan des courses, j’aurai mis 40 minutes pour traverser la frontière turco-géorgienne, ce qui est un excellent temps. Le dernier camion de la file côté turc, en aura vraisemblablement pour une demi-journée. L’espace Schengen a du bon, nous avons tous oublié les tracasseries de jadis aux postes frontières.
Autant les routes turques sont globalement très bonnes, autant une fois la frontière franchie, et jusqu’à Akhalkalaki (ახალქალაქი), les premiers 35 kilomètres sont un champ de mine. Des trous grands comme des nids d’autruche, des bosses et des creux difficiles à anticiper ; j’ai rarement vu une route aussi compliquée et piégeuse. Sur les deux bandes de circulation, les véhicules slaloment, au pas, pour éviter les trous ; donc pour se croiser c’est banzaï ! De nuit, cette route est un suicide total. En revanche, le paysage est complètement différent du paysage turc ; c’est une ambiance, douce, très verte, un univers pastoral et agricole très feutré. Les gens font très souvent un signe de la main pour saluer. C’est une grande beauté qui se dégage immédiatement.
Le passage de la frontière a ajouté une heure à mon horloge. Je fais le point, décide d’aller jusqu’à Vardzia et d’y rester pour la nuit. Vardzia est un immense site troglodyte, fiché dans une énorme falaise. Pour y arriver, on s’engouffre dans une vallée, puis dans une faille. En son creux coule une rivière au débit puissant. En une demi-journée, le changement d’ambiance est sidéral. Les paysages sont d’une beauté touchante. Le charme de la Géorgie opère immédiatement et efficacement. Demain est un autre jour, et le vent me conduira à l’est ou à l’ouest de l’Arménie en fonction de l’humeur et de la météo.
20) 24.05.2023 - Vardzia (GE) - Dzoraget (AR) - 230km
L’objectif de la journée est de franchir la frontière arménienne et de me diriger vers les canyons du nord-est. Je continue de profiter de la vue et du cocon douillet de l’hôtel. Je me hâte lentement avant de prendre la route. Mon journal pourrait s’intituler "Ma vie à 2000m d’altitude et plus". Depuis des jours, je dors en altitude et la majeure partie des routes sont sur des plateaux d’altitude. Je n’en souffre pas, c’est juste étonnant.
Jusqu’à la frontière arménienne, le plateau que j’emprunte est d’un beau vert, égayé par le jaune des boutons d’or. Au loin, les hautes montagnes, encore napées de neige, délimitent l’horizon. Un vent d’est violent balaye la route et la lande. J’imagine les mêmes conditions en plein hiver, par -20°C ; cela doit être intéressant.
J’arrive à la frontière. Je remonte une file d’exactement 3,5 kilomètres, de camions garés sur le bas-côté. Je suis le seul véhicule qui ne soit pas un camion. Hormis l’histoire de l’assurance et de la taxe Eco à acquitter, je me demande combien de temps cela prendra. Je me suis fixé un quota arbitraire de 2h.
La sortie géorgienne est classique. Un contrôle de police, suivi d’un contrôle des douanes, passeport tamponné, merci et bonjour bonsoir. Arrive l’épisode arménien. Ça commence par l’immigration : vérification des papiers, même questions que la veille – « You French passeport, you moto vroum vroum Luxembourg, you driving licence Belgian paper – no credit card format » ; comme l’humour n’est pas soluble dans le concert international, je m’abstiens de commentaires foireux et réponds avec un large sourire « I’m European ». Je ne peux pas dire que ça tique, mais ça contrarie l’esprit policier à la logique mono-pays.
Direction la douane, là, j’ouvre les valises ; inspection de base et je suis invité à garer la moto pour aller au bureau administratif douanier. Je croise un Suisse de Berne, qui vient de sortir de la procédure administrative et m’indique qu’il y a passé une heure et qu’il va maintenant au bureau d’assurance. Il m’informe qu’il faut remplir un formulaire avant de passer au guichet. Le formulaire a une version anglaise, ouf ! Ce dernier est dans la grande lignée de ce qu’une administration bureaucratique peut pondre. La « couillonnade » administrative, doit être un concept universel. Une espèce de secte, des mecs qui pondent des procédures hors-sol. Ces procédures « imbitables » doivent être défendues par des fonctionnaires devant les usagers.
Devant moi, 3 personnes sont dans la file. J’en profite pour discuter avec Pierre-Paul, la petite trentaine, de Gand, et sa compagne. Il a aménagé un camion de pompier polonais, en camper. Ils sont partis de Belgique depuis fin novembre 2022, et souhaitent gagner Oman. Je suis bluffé par leur maturité pour ficeler un tel projet. Autant dire qu’avec mon micro-tour, je suis un enfant de chœur ; c’est un peu l’histoire du gamin dans son bac à sable, pas encore dans la cours des grands ! Le dossier administratif du couple, au guichet devant nous, prend des heures. Dans cet univers, les militaires, policiers et douaniers se mélangent. Les militaires avec leur casquette soviétique, me font penser à un album de Tintin. Ce n’est pas grotesque, mais tellement suranné. Mais tout va bien à un militaire, même le ridicule. C’est comme pour les curés.
La douanière, au physique aussi gracieux que celui de Mireille Mathieu en plus moche et à l’efficacité soviétique, semble assez limitée. Ça n’avance pas. Pierre-Paul passe à un autre guichet et, pour lui, c’est inspection du camion, conformité de l’installation intérieure et vérification des denrées alimentaires, en plus du dossier d’importation temporaire – dans le fond, je suis chanceux. Mireille s’occupe de moi. C’est à ce moment-là que mon cerveau décide de passer en mode LSD pour rendre le moment intemporel. Au moment où mon quota de deux heures est consommé, je me dis que retourner en Géorgie est peut-être une bonne option. Juste avant de perdre pied, je regarde Mireille et lui lance un improbable « I’m on holiday, no stress », avec une voix entre steward d’avion et Barry White. Derrière son rouge-à-lèvre vulgaire, elle lâche un grand sourire. Je suis capable de faire sourire une douanière arménienne – je viens d’atteindre le niveau 0,5 sur l’échelle de séduction de Hitch (on a les références culturelles qu’on peut).
Je m’acquitte de 5800 Drams (+/- 14€) de taxes douanière (5500) et écologique (300). Par chance, les deux gars du bureau de change qui encaissent rentrent de leur pause. Je n’ai pas à attendre la réouverture du guichet – à ce niveau-là, c’est la baraka. Reste l’acquisition d’une assurance temporaire. Pour 20€, j’obtiens un papier qui couvre je ne sais pas trop quoi, pour une période de 15 jours. Ultime contrôle militaire et la barrière s’ouvre ! Je suis en Arménie, ça y est ! 2h35 chrono à la douane, je viens de claquer un nouveau record personnel.
Une fois passé en Arménie, je suis interloqué, comme en Géorgie, par les tuyaux à l’air libre, le long des routes et dans les villes. Parfois, les tubes sont en U inversé, afin de laisser passer les camions aux intersections. C’est probablement des conduites d’eau à l’air libre, pour faciliter la maintenance et voir plus facilement les fuites, ou simplement ne pas creuser de tranchées et économiser. C’est quand même étonnant de voir tout ce réseau de manière apparente.
A l’arrivée en Arménie, deux choses me sautent aux yeux. Premièrement, le saut dans le temps où l’ère soviétique semble encore présente, notamment dans le parc automobile. Je côtoie souvent des véhicules dont le design vient directement des années 50 et 60. Toute la production russe passée est présente. Dans les champs, les tracteurs à chenilles semblent sortis des images de propagande d’un livre d’histoire. J’ai longtemps été bercé par la culture des pays baltes et l’héritage soviétique, mais, ici, la page n’a pas été complètement tournée. Le deuxième aspect est le déclin économique, et les nombreuses friches industrielles d’une économie certainement jadis florissante.
Après une journée coutre et épuisante, je m’engage dans une vallée verdoyante pour regagner mon logis située au bord d’un torrent. J'explorerai les environs demain.
21) 25.05.2023 - Dzoraget - Tsapatagh - 248km
La journée va débuter par la visite de deux monastères. Ensuite, je redescendrai vers le lac Sevan. Avant d’atteindre le monastère de Sanahin, à Alaverdi, je longe la rivière Debed et m’engouffre dans le Canyon éponyme. Ce n’est pas le Canyon Colca, mais l’endroit est singulier. La nuit a nettoyé le ciel. C’est sous un beau ciel azur et ensoleillé, que je m’élance. La route et les courbes qui épousent le contour de la rivière sont une entrée en matière à mon goût.
La montée vers Alaverdi est un peu chaotique. De mi-ascension au centre-ville, l’axe principal est en réfection. Sur cette route de terre et de cailloux, il faut slalomer entre les trous et le trafic. Le centre-ville est typique des villes de l’est ; des blocs d’immeubles en briques de 4 à 5 étages, tous construits sur le même modèle. La place centrale fait aussi office de gare-routière. Le bus en attente pour le départ a bien 50 ans d’âge – l’essentiel c’est que le service soit assuré, et pour la descente, le bon sens doit faire que les freins sont en bon état. Plus loin, une femme vend son beurre et son fromage depuis le coffre de sa Lada. Je poursuis la route et arrive au monastère Sanahin. Je rencontre Miguel et Camilla, deux cyclotouristes de Barcelone ; l’occasion de parler un peu espagnol. Je leur manifeste ma totale admiration. Les cyclotouristes sont, pour moi, les vrais héros de la route.
Je ne suis pas d’un naturel qui s’émerveille devant les bondieuseries. Toutefois, je dois confesser que la sérénité et le calme qui émane de ce monastère sont merveilleux - une vibration particulière, quelque chose qui te happe pour explorer ces veilles pierres. L’édifice est somptueux par son architecture. Un instant particulier sur lequel le temps ne semble pas avoir prise. Je suis ébloui par cette visite. Nouvelle partie de rodéo pour traverser Alaverdi et replonger dans la vallée.
De retour dans la vallée, le déclin industriel qui m’avait marqué hier se poursuit. Tout un immense complexe industriel est à l’abandon. C’est une ancienne usine qui traitait le cuivre extrait depuis la mine située sur le haut du canyon. On voit encore clairement la goulotte d’excavation, qui dévale la pente pour arriver dans la vallée. Avec tous ses sites industriels, l’Arménie devait être une incroyable fourmilière avant la chute du mur.
Je me dirige vers le monastère d’Haghpat, qui semble un peu plus touristique. Il est surtout d’un accès aisé. Je remarque que les locaux se signent en quittant l’église et franchissent le pas de l’église en marche arrière. Je ne connaissais pas ce rituel, mais je le trouve très respectueux pour ceux qui ont la foi. Ce monastère me semble moins solennel que le précédent. En revanche, les fresques sont merveilleuses.
Pour regagner la vallée, le GPS m’indique de continuer tout droit, plutôt que de reprendre la route que j’ai utilisé pour monter. Ce furent 10 kilomètres de pistes. De l’off-road comme je l’aime ; pas de l’enduro engagé, mais une grosse descente avec tout son éventail de revêtements et de virages. Excellent moment si on a la joie d’avoir un Viktor et des pneus adéquats.
J’emprunte la route principale pour gagner le Lac Sevan. Depuis ce matin, toutes les routes sont formidables à dérouler en moto ; une belle journée. Le temps commence à se voiler. Je joue à cache-cache avec l'orage et échappe à la corvée d’enfiler les vêtements de pluie. A Hovk, je bifurque pour couper par la montagne, ce qui me permettra de franchir un col à 2176m. A partir de ce moment, la théorie du GPS et de la carte affrontent la réalité du terrain. Sur la base des vestiges de routes que j’observe, j’estime que la cartographie est correcte sur une base temporelle ramenée à 1990. Du village où, de l’entrée à la sortie, un immense chemin boueux plein de trous a remplacé le tarmac, à la route qui n’existe plus, un tiers de mon final a été off-road, du rodéo ou de la piste.
Ce fut une très belle journée, équilibrée entre culture, beauté des paysages et plaisir de conduire. Au fait, Viktor est un formidable destrier, qui rend ce voyage confortable et facile.
22) 26.05.2023 - Tsapatagh - Kapan - 360km
Au programme d’aujourd’hui, un peu de culture et des routes variées et réjouissantes qui dévoileront les charmes de l’Arménie. J’achève la descente du lac Sevan par son rivage Est. La première station-service que je croise a un côté mauritanien : pas de pompe, mais des bidons posés à même le sol et toutes sortes de lubrifiants disponibles. Je passe ma route ; je n’ai pas d’urgence immédiate pour du carburant. Je croise Vardenik, ville qui semble sinistrée, une apnée économique, un S.O.S social semble traverser l’air – saisissant ! Avant de bifurquer vers la montagne, je me décide à faire le plein d’essence – ce fut une sage décision et une bonne intuition. Même sous ce ciel sec mais gris, la route qui traverse ce massif est magnifique : des pâturages, des alpages vallonnés, le charme indescriptible que vous offre la montagne. La bascule du col à 2480m vers Yeghegnadzor marque une nette différence en termes de paysage et de climat. J’y trouve une touche méditerranéenne, un ton plus sec, en tout cas moins verdoyant que le versant que je viens d’emprunter. La fée météo a décidé de brosser le ciel, de remplacer le gris par du bleu, et d’ajouter quelques degrés – belle idée mon amie !
Direction le canyon Noravank et son monastère. Difficile de ne pas succomber aux charmes des lieux. Dans cet écrin, le pourpre de la roche se marie à l’unisson avec l’azur du ciel. Il convient de faire juste glisser ses yeux, comme sur des courbes féminines, sur cette offrande de la nature. Se nourrir de cet intense instant, se laisser gagner par le frisson de l’harmonie et du beau.
Après m’être ressourcé, cap au sud-est vers Kapan, à une encablure de la frontière avec l’Azerbaïdjan. J’éprouve un grand plaisir à rouler sur ce ruban de tarmac magnifique, ce qui me change des jours précédents. Avant Goris, je bifurque vers Tatev pour faire deux ascensions corsées. Je passe à proximité du plus long téléphérique du monde. Entre les deux cols, la vue des nacelles qui sont en apesanteur au-dessus de la vallée, donnent le vertige. Une fois dedans, tu espères que la qualité du câble est estampillée « Made in Germany ».
Sur tout l’itinéraire, ce sont des colonnes de camions iraniens que je croise. Si ce n’est pas une semi-remorque iranienne, c’est un camion Kamaz (que c’est beau un Kamaz !) ou alors c'est une Lada. Certains camions doivent fonctionner au charbon, ils dégagent des panaches de fumée noire, à mettre un écolo en syncope. En revanche, à ce tarif-là, à la fin de la journée, mes poumons vont ressembler à ceux de Gainsbourg en fin de vie ! Les épingles dans ces deux cols sont parfois très serrées. Il faut bien choisir sa trajectoire et bien observer, sinon on se retrouve nez-à-nez avec n’importe quoi : camion, vache ou voiture. Dans les épingles, les semis prennent toute la largeur du virage, il faut être réactif pour éviter de se trouver en fâcheuse posture. Voici une route à déconseiller aux novices et aux cyclistes, et à recommander à faire de nuit par temps de verglas aux belles-mères.
J’arrive à Kapan, juste avec l’arrivée de l’orage qui s’installera ici pour la soirée – « welcome » ! Quelle belle journée ! L’Arménie est un pays aux multiples facettes, et aux paysages splendides. Il faudrait juste que les plus hautes montagnes soient moins timides pour dévoiler leurs majestueuses cimes enneigées.
23) 27.05.2023 - Kapan - Goris - 246km
Mon objectif du jour : faire une boucle pour rejoindre la frontière iranienne, le long de la rivière Aras qui délimite les deux pays, au sud de l’Arménie. L’Aras achève son cours dans la mer Caspienne. Je demande au réceptionniste si mon itinéraire, via la frontière Arménienne, est faisable. La réponse est non : « closed ». Comme j’aime bien comprendre, j’insiste « pourquoi c’est fermé ? ». La réponse est tout aussi explicative « closed ». Comme à Dzoraget, j’ai observé que les réceptionnistes étaient calibrés en anglais pour répondre aux questions relatives à l’hôtel et la réservation. Dès que la conversation déborde de ce cadre, c’est un peu la grande pataugeoire. Heureusement, le pouvoir des images et des gestes est international. Je décide d’avancer et de ré-évaluer la situation en fin de matinée.
Direction Meghri, qui sera le point le plus au sud de l’Arménie que j’atteindrai. Un fois passé le col à 2650m, la descente vers Meghri offre un paysage minéral, sec, et aride. Le coté iranien est encore plus rocheux ; seule la rivière donne une touche de vert. Je longe la rivière bordée par un grillage ; deux personnes sont assises de l’autre côté de la rive. Je les salue, elles me répondent – un instant, une collision entre deux univers.
Une fois la rivière Aras atteinte, c’est une émotion de bonheur qui me traverse et me comble. J’ai regardé des cartes pendant des semaines, échafaudé un projet ; je le concrétise là, ici, maintenant. Ce sentiment de découverte et d’accomplissement me comble. Certes, ce n’est qu’un point sur le globe, mais c’est mon point, mon objectif. Le reste de l’odyssée sera certainement fabuleux, mais j’ai jeté mon ancre, un instant, loin de mon référentiel de ma routine. Comme pour l’image de l’apnée que j’avais prise en métaphore en introduction, je lâche ma gueuse, et commence ma remontée.
J’aurais eu un visa, c’est évident que je me serais enfoncé en Iran. Il n’y a pas de différence entre ici et là-bas. La frontière est un élément arbitraire, fixé par l’« arrogance » des hommes. Les personnes que je croise, même furtivement, sont souriantes et serviables : à l’hôtel, à l’épicerie, chez le pompiste, le jeune assis-là qui t’indique la direction d’un geste de la main quand celle-ci est confuse, ou le simple gamin qui fait coucou juste parce que tu es en moto. Je suis certain que le monde est moins noir et dangereux que ce qu’on nous dépeint. Après ces semaines d’immersion, il y a un gouffre entre les titres des nouvelles « francophones », et la réalité du monde que j’observe depuis ici. Sans idéaliser, mais avec un peu de bonne volonté, tout ce qui sort de nos conventions et référentiels est moins obscur que ce que l’on pense.
Je décide d’aller jusqu’à la jonction pour faire ma boucle qui me ferait remonter vers Goris par la bordure arméno-azerbaïdjanaise. Après 5 kilomètres, un barrage militaire se dresse sur la route. Le planton s’approche de moi pour m’expliquer l’évidence : la route est barrée. Il y a toujours de l’eau dans le gaz entre les voisins. Donc, comme Pénélope, je vais détricoter toute la route parcourue hier et aujourd’hui. Le paysage est superbe, la route technique, il fait sec, il fait bleu, la température en fonction de l’altitude varie entre 15°C et 29°C – c’est du grand bonheur. En plus, je trouve qu’une même route parcourue dans les deux sens offre étrangement deux paysages différents – histoire de perspective. Que du bonheur.
Sur ce bout d’Arménie, la présence russe est notable. Certains véhicules militaires ou de police sont immatriculés en Russie. Cela ressemble à une assistance humanitaire ou un support logistique. Il est aussi fréquent d’entendre parler russe. Même le contrôle de ma chambre ce matin, avant d’achever mon « check-out », avait une touche soviétique - au cas où j’aurais eu envie d’emporter la table de chevet – qui sait ?
Les paysages sont toujours aussi superbes. Même si le ciel est légèrement voilé, (c’est normal j’approche de l’Iran), je vois le mont Kaputjugh (3905m). Sur la route, c’est toujours le même folklore. Les camions, à bout de souffle, montent à pas plus de 15 km/h des pentes à parfois à plus de 15%. La route est jalonnée de parties de mécaniques, des chauffeurs sont le nez dans le moteur, d’autres changent une roue, d’autres encore ont laissé la semi en plan sur le bord de la route ; ça graisse, ça refroidit, ça ventile tout ce qu’on peut. La route est exigeante, les mécaniques souffrent, les forçats de la route aussi.
Après une journée courte mais intense, je décide de loger à Goris. Je réalise sur la mappemonde que je suis loin à l’Est. En longitude, je suis au niveau de la corne somalienne ou à 650 kilomètres à l’est de Moscou. Le soleil s’est couché ici, la nuit est installée et pourtant mon Luxembourg offre encore quelques heures de luminosité à mes amies et amis.
24) 28.05.2023 - Goris - Erevan - 252km
Goris est un village à l’urbanisme particulier. Il n’y a pas d’immeuble de style soviétique dans le centre. Toutes les maisons du centre-ville sont construites en pierre volcanique. Cette différence insolite donne un caractère agréable à la ville.
L’arrivée à l’hôtel est particulière. J’ai réservé, il y a moins d’une heure. Personne à la réception et l'hôtel semble vide. Surgi de nulle part, le staff ! Mon arrivée semble imprévue. Je sens nettement du flottement dans l’air ! Petit branle-bas de combat dans la famille. J’hérite d’une grande chambre : 3 lits et un lit d’enfant. Des mètres carrés à gogo, idéal pour étaler tout mon bazar. J’ai un petit balcon et une belle vue sur la montagne. Cette chambre est toutefois moins grande que celle à Kapan, où j’avais un salon en plus et 80m2 au bas mot. L’accueil est cordial, et le patron me propose de mettre ma moto dans sa réserve. Il m’explique qu’ils agrandissent l’hôtel, d’où cette structure naissante qui sort de terre dans la cour.
Une fois installé, le patron frappe à ma porte et me dit « moto ». Je comprends que ma moto gêne dans le garage. Je m’habille rapidos en civil. Là, je tombe sur le patron et un client. Il voulait me dire que « deux motards » venaient d’arriver. Bingo ! deux Français : Denis et Patrick. Je retourne à mes travaux et propose de nous revoir au repas. Denis, Breton, jeune retraité du bâtiment, et Patrick, de Thionville « small world », jeune retraité dans le domaine de l’énergie. Ils roulent respectivement en Husqvarna Super motard 700 et en Africa Twin. L’hôtel n’est donc investi que par des motards ! Discussion cordiale et intéressante entre motards. L’expérience de Patrick, qui a beaucoup roulé en Russie et Mongolie avant Covid, est intéressante. Compte tenu du contexte international, son récit semble venir d’un autre temps, car ce genre de projet sera difficilement à nouveau réalisable. La famille qui tient l’hôtel fait tout pour rendre le repas sympathique, copieux, et très bon – difficile de faire une fausse note en proposant un barbecue. J’ai l’impression d’être bercé dans une « guest-house » plutôt que dans un hôtel. Ce côté familial simple me ravit.
La crête de la montagne franchie, le soleil inonde ma chambre. J’essaye de prolonger mon sommeil avant de prendre la route vers Erevan. La journée est relativement courte. Au bout, je m’accorderai un jour de repos. Les deux tiers de la route seront une redite de l’avant-veille. Sous ce beau soleil, je me régale de ces paysages variés. A mi-chemin, je décide de bifurquer et de m’engager dans le « Trinity Canyon », zone vinicole de l’Arménie.
Ce n’est peut-être pas la route la plus spectaculaire du voyage. Cependant, la vue sur la faille qui mène au monastère de Noravank, est impressionnante vue de ce versant. Dans cette barre montagneuse, la terre s’est brisée en deux, comme une biscotte, pour ouvrir une faille. Le jour où la terre s’est brisée, ça a dû faire un sacré ramdam dans le quartier ! Pour sortir du « Trinity Canyon » deux solutions : tout droit selon le GPS ou bien, la raison qui conduit à refaire la même route. Cher lecteur, tu as deviné la suite des opérations (oui aujourd’hui je te tutoie), c’est tout droit ! Histoire cousue de fil blanc ; la descente du canyon se fera par la piste. Rien de dramatique, quelques épingles à négocier, je joue avec le « banking » pour tourner plus facilement dans les virages – c’est rigolo ! La question dans ces circonstances est toujours la même : l’échappatoire existe-t-elle, ou sera-ce le demi-tour obligatoire ? Ce qui devait arriver arriva. Devant moi, sur le chemin, une pelleteuse obstrue la piste. A ma gauche, une tranchée et toute la terre et la caillasse excavées font un immense tas sur la piste. A 200m de la jonction avec route, c’est juste un soupçon rageant. Soit, je fais demi-tour, soit je creuse et je dégage un passage. Ô miracle, l’opérateur est dans la pelleteuse (je ne l’avais pas vu avec le reflet du pare-brise de la cabine). Il m’enlève les deux, trois gros blocs sur ma droite qui m’empêchent de passer, tasse un peu le tas de terre, et Viktor, en deux coups de gaz, franchit l’obstacle. Ce n’est peut-être pas le pilotage le plus glorieux pour arriver à bout de cette difficulté, mais l’essentiel est d’avancer. En tout cas, j’ai encore été verni sur ce coup-là.
Plus je me rapproche de la ville d’Ararat, plus le paysage devient sec, et plus la température grimpe. La descente vers Ararat offre un panorama impressionnant. Du plateau, d’où je descends, je domine toute la plaine qui va de la frontière turque à la capitale, Erevan, et au-delà. La plaine est essentiellement agricole, et d’innombrables lacs carrés, tels des carrières inondées ou des salines, séparent l’Arménie de la Turquie. Face à moi, le mont Ararat (5137m) qui, pour mémoire, se situe en Turquie. Le mont est impressionnant par son altitude, mais, ce qui donne une impression de domination et de puissance, c’est sa base, qui débute dans la plaine, et ses crêtes qui n’en finissent pas de s’étendre vers le ciel. Son sommet quasi plat, nappé de neige qui coule sur ses pans, donne l’impression d’un flan renversé et rappelle furieusement le Fuji-Yama. Le mont, par afféterie, se coiffe d’un petit nuage, mais au bénéfice d’un coup de vent, et malgré le voile atmosphérique ambiant, j’ai la chance de pouvoir m’émerveiller de ce gros caillou, où jadis Noé aurait accosté.
Les 50 derniers kilomètres qui me conduisent à Erevan me rincent. A mi-chemin, je décide de m’offrir un hôtel douillet et central. Ce sera un hôtel avec une constellation d’étoiles. Le service est agréable, la chambre coquette. Le luxe se distingue dans les détails. Ces rideaux bleu-gris, tissés d’arabesques argentées, la qualité de la literie et du linge de lit, tout est magnifique. Ça fait bien longtemps que je ne m’étais pas vautré dans le luxe comme cela ! En résumé cet Ehpad est confortable.
La quiétude de mes jours passés tranche avec la trépidation ambiante. Arrivé à Erevan, les rues commerçantes, les marques de luxe, les grosses berlines, tout le référentiel occidental rejaillit. Le plus perturbant est l’immense contraste entre la capitale et les villes sinistrées du sud, ou la vie épurée dans les campagnes. Bizarrement, j’ai l’impression d’être en résilience dans cet environnement urbain. Malgré tout, je vais profiter des douceurs de mon Ehpad pour me ressourcer, me reposer et préparer la suite de mon odyssée.
25) 29.05.2023 - Erevan - Repos
26) 30.05.2023 - Erevan (AR) - Artvin (TR) - 437km
La journée de repos a été salutaire. J’ai profité des douceurs de mon Ehpad. Je quitte Erevan sans regret, non que la ville soit sans intérêt, mais cette « colonisation économique », la standardisation des styles de vie, me déçoit. En même temps, c’est aussi dans une capitale comme cela qu’il est possible de trouver ce type d’hôtel et de se vautrer dans la fange bourgeoise. Hier, j’ai aussi révisé mes plans. Je souhaitais faire la route nord de la Géorgie, au pied des hautes montagnes du Caucase. Après étude, la boucle que je souhaitais faire inclut un col (piste) à plus de 3000m, encore enneigé. Escamoter cette boucle et balbutier un itinéraire alternatif est un non-sens. La Géorgie mérite plus d’attention qu’une simple petite vadrouille. Ce rafistolage de calendrier me permettra : d’avoir plus de temps pour faire la révision de Viktor à Istanbul, de mieux explorer la Moldavie et découvrir le désert Pobitite Kamuni en Bulgarie. Pour les trois prochains jours, direction l’ouest et Istanbul.
Je me lance pour m’extraire de cette grande ville, sans envie et sans motivation. Une fois la campagne atteinte, je retrouve le sourire. Je retrouve les paysages que j’aime. Ces hauts plateaux dressés de vert tendre, ces collines qui offrent un galbe gracieux au regard, ces hameaux à la vie épurée, les vaches sur la route, les cigognes et les cigogneaux, les nids de poule a éviter – la vraie vie ! Ça y est, la machine est relancée.
Aujourd’hui, je vais essayer de pousser ma route le plus à l’ouest, pour atteindre Istanbul le plus rapidement possible. Sauf que j’ai deux ou quatre frontières à franchir, en fonction de la manière de compter. En réalité, c’est deux fois deux frontières. La dernière fois, j’ai mis 2h30 pour franchir la frontière arméno-géorgienne. Aujourd’hui, celle-ci fut expédiée en 30 minutes ; j’en suis resté baba ! La frontière géorgienne, à la bordure de la Turquie, est expédiée, et j’arrive à la frontière turque, que je pensais être une formalité.
La grille de la douane turque est fermée. Un douanier approche et me dit « Border closed ». Je demande quand va-t-elle rouvrir. Surtout que les 5-6 douaniers de faction sont en train de discuter le bout de gras. Il me dit « Border Turkey Closed » ; je demande « uniquement-celle-ci, ou toutes ? ». Je me voyais déjà faire un grand détour. Face à mon insistance, j’hérite d’un « Border Turkey Closed » Oups ! mon sang n’a fait qu’un tour dans mon corps. Je me dis que, suite aux élections d’hier ou à un évènement d’actualité, la Turquie s’est barricadée. Je me voyais alors attendre le ferry à Batumi pour rejoindre la Bulgarie, mais évidemment, je n’aurais pas été le seul à avoir cette idée – j’entrevoyais le début des emmerdements. A ma tête déconfite, il a probablement déduit une mauvaise compréhension ; il ajoute « Border closed, open 13h ». Là c’est un soulagement, car, dans 20 minutes, ma barrière s’ouvrira comme les eaux devant Moïse. Je passe sur l’éternel couplet sur mon permis de conduire, où la douanière trouve que la photo n’est plus d’actualité. Quelle délicatesse : le document a 20 ans ! Il y a 20 ans, la grognasse dépassait encore dans son cahier de coloriage - espèce de courge ! Après contrôle et re-contrôle turc, je peux m’exclamer « Istanbul, j’arrive ! ». Tout ce cirque m’aura pris une heure, mais comme j’ai changé d’heure, les compteurs sont à zéro.
Du même poste frontière jusqu’à ma destination, les paysages turcs m’ont émerveillé. Après 300 kilomètres sympathiques, les 100 derniers furent admirables. Ce coin de Turquie entre Çıldır et Artvin, où je logerai, est à découvrir. Après les beaux vallons de Çıldır, la route me conduit dans un paysage « alpin ». Un Turc a poussé la provocation en baptisant un hôtel « Forêt Noire ». Il ne faut pas exagérer, car l’altitude ici est supérieure. L’auteur de la supercherie a sérieusement mélangé son album photos. Dans le meilleur des cas, c’est un air suisse, et une appellation pour flatter la communauté turque germanique, serait «Berggasthaus». Une fois Savsat doublé, je m’engage dans une gorge. Je suis un torrent bien agité. Au gré de la pente, le rythme, renfoncé par quelques affluents, s’accélère. Le débit devient violent ; plus les parois de la gorge se resserrent, plus, la violence s’exprime. Un peu plus en aval ce n’est plus un chien enragé, ni un flot batailleur, mais un démon, un monstre qui dévale ce défilé. De la route en surplomb le spectacle est à la fois fascinant et terrifiant. Fascinant par la volupté, les arabesques décrites par le flot, et, terrifiant car un écart de conduite serait fatal, surtout qu’il n’y a pas de parapet entre le lit de la rivière et la route … Cette furie s'achèvera dans un lac. Sans aucun doute, la route d’Ardahan à Artvin, fait partie des plus belles routes de Turquie.
J’arrive à Artvin. La ville est construite à flanc de montagne. Monaco, pour ceux qui connaissent, c’est plat en comparaison. Ici le seul commerçant qui a fait faillite c’est le marchand de vélo ! Ça grimpe sec ! Évidemment, l’hôtel que j’ai choisi est en haut de la montagne ; ce qui, après plus de 430 kilomètres intenses, me fait pester dans mon casque – Mais l’effort est récompensé, car la vue sur la vallée est somptueuse.
27) 31.05.2023 - Artvin - Ordu - 564km
Sous ce beau temps estival, le petit déjeuner, sous l’ombrage des arbres, à la terrasse de l’hôtel, qui jouit d’un panorama somptueux sur la vallée, est un plaisir. Le petit déjeuner est simple mais excellent. J’ai droit à une spécialité locale : un mélange d’œuf et de fromage, qui rappelle un peu de l’aligot mais sans l’ail. Ce truc de Turc est très bon et vous calle un homme dès le matin. Je prends mon temps car l’instant est bon. Ma journée est flexible. Mon but est de descendre la rivière Cohru jusqu’à à Ispir, et, si possible, regagner le littoral de la mer Noire.
La route qui mène Ispir suit la rivière Cohru. Elle m’offre deux visages. Le premier, la majesté des lieux : la taille du lac artificiel, créé par un barrage en amont, est impressionnante. La roche brute, verticale, qui vient plonger dans l’eau émeraude de cette vallée noyée, subjugue. L’autre aspect stupéfiant concerne les travaux pharaoniques entrepris pour désenclaver cette vallée. L’ancienne petite route, utilisée pour la construction du barrage, a été refaçonnée pour construire une grande route à flanc de montagne. Une palanquée de tunnels à faire rougir un Norvégien ont été creusés, sans oublier les impressionnants ouvrages d’art qui enjambent vallées et rivières. Mais le concept ne s’arrête pas à la seule infrastructure : au milieu de nulle part une ville nouvelle, Yusufeli, a jailli de terre. C’est assez détonnant de voir des immeubles de 5 à 6 étages pimpants neuf après avoir passé quelques hameaux et quelques bergeries. La mosquée semble immense, et une floppée de magasins sont là pour créer un écosystème – c’est franchement déroutant.
Depuis le début du voyage en Turquie, je suis étonné par les travaux d’infrastructures routières. De nombreux grands axes à 4 voies ont remplacé les anciennes nationales. La stratégie de désenclavement des régions pour raisons économiques, mais également pour assurer un accès rapide aux frontières pour raisons militaires, est évidente. En regardant sur le flanc Est du pays, l’énorme hub ferroviaire en construction à la frontière géorgienne et le flux routier qui vient d’Asie positionne clairement la Turquie comme une plateforme clef pour faire transiter la production asiatique vers l’Europe. C'est le prolongement naturel de la route de la soie, plus rapide que par la voie maritime, surtout si la façade russe reste fermée.
Je remonte vers le barrage Arkun. La vague générée par le lâché d’eau du barrage, est énorme. Cette masse d’eau, qui se jette, avec fracas, du haut du déversoir dans le lit de la rivière en contre-bas, est un spectacle d’une force hypnotique saisissante. Un spectacle qui m’a happé pendant quelques minutes.
Passé Ispir, je remonte une petite route jusqu’à Bayburt. Double plaisir : plaisir de conduire et plaisir de contempler ces paysages enchanteurs. Après Baybrut, c’est route directe vers Tirebolu, au bord de la mer Noire. Là aussi, la route est merveilleuse, même si je me suis fait sérieusement rincer par un orage. Une fois arrivé à Tirebolu, je vois la mer Noire pour la première fois. Comme toutes les premières fois, c’est un moment solennel. Je pousse ma route d’une centaine de kilomètres par le littoral, pour m’échouer à Ordu après avoir essuyé deux ou trois averses, avec le soleil du soir dans les yeux – une horreur !
Je me dégote un hôtel bien coté, qui me récompensera de cette magnifique journée. Évidemment, l’hôtel se trouve au sommet de la colline (510m) qui surplombe Ordu. En arrivant dans le centre, je remarque un téléphérique qui démarre sur le front de mer et achève sa course en haut de la colline – original. Pour atteindre le sommet, je me laisse guider par le GPS. La route a une pente de déglingos, très étroite, avec des épingles, des trous … enfin toute la panoplie des pitreries y passe - un baroud d’honneur après les 550 kilomètres déjà avalés.
Je vois un jeune homme qui descend sur ce chemin cimenté, avec ses vaches en file indienne. Je suis arrêté en mode décollage à Cap Canaveral et lui demande la confirmation de ma route. Visiblement, là, je suis passé par la version « backstage ». Il me dit « left, left and 1 kilometer ». Mon chemin de traverse me fait arriver face à l’hôtel, où je croise évidement la grande route qui est la version académique pour rejoindre mon logis ! L’arrivée du téléphérique est à côté de l’hôtel !
Merveilleuse journée avec plus de 450 kilomètres de conduite dans les virages, une centaine facile en bord de mer, et un final pas piqué des vers pour enrober la journée. Je suis comblé de bonheur ! Demain, encore un petit saut et je serai à Istanbul dans 2 jours.
28) 01.06.2023 - Ordu - Çavundur - 508km
De nuit, la vue sur la ville est un spectacle fascinant. Je me suis relevé au moins dix fois pour le contempler. Le chatoiement des couleurs, la lumière des bateaux telles des étoiles posées sur la mer, les courbes lumineuses du rivage, toutes ces petites choses qui scintillent, sont captivantes à observer. Je trouve ce panorama de nuit supérieur à celui de jour.
J’expédie le petit-déjeuner, pris sur la terrasse avec vue plongeante sur la mer. Démarrage pour Istanbul, et demi-tour immédiat vers l’hôtel. Ma roue avant est quasiment à plat. Je soupçonne une crevaison suite à mon arrivée, hier soir, par les chemins de traverses. Je demande si l’hôtel dispose d’un compresseur. Un employé amène une pompe à pied, qui semble à bout de souffle. Un gradé de l’hôtel téléphone à un ami qui a un compresseur dans sa voiture. Cinq minutes plus tard, la moitié du staff est dehors pour m’aider. De la femme de ménage, qui a apporté un spray d’eau mousseuse pour vérifier les pertes, au fan club qui supporte le préposé au gonflage, tout le monde est là. La pression dans le pneu semble se maintenir un peu. La valve semble être la responsable de la fuite : elle fait des bulles. Je redescends par la route académique, large comme pas possible. Des bus montent jusqu’à l’hôtel et au belvédère ; c’était si simple d’arriver par ce versant ! Je redescends toute la colline au pas, pour trouver le réparateur de pneus, qui devrait se trouver à la jonction avec le front de mer. Tu parles Charles ! Je n’ai pas vu ledit réparateur. De station-service en station-service, je glane des informations pour trouver un garage moto. J’arrive assez rapidement chez Ismail Usta « Motor Doktoru », dixit la carte de visite.
J’explique mon problème, et, à grand coup de Google Translate, le diagnostic est fixé. Il faut mettre dans le pneu la chambre à air que j’ai emportée avec moi. Le plus remarquable est le niveau d’aide et de serviabilité. Ismail arrête de monter le scooter tout neuf d’un client qui attend, pour démonter ma roue. L’autre mécano saute sur son scooter et prend ma chambre à air et la roue pour la faire démonter dans un autre atelier. Tout le monde a interrompu sa tâche pour m’aider. Outre le service, c’est la bienveillance, la camaraderie, pour que tout se passe le mieux possible pour moi – c’est touchant. Ismail fait une courte pause cigarette et m’offre spontanément un thé. La même aventure en occident, c’est d’abord créer un ticket, planifier un rendez-vous, demander le numéro de châssis, identifier les pièces à commander etc … et pas de thé offert ! Retour de la roue, remontage, ajustement de la tension de la chaine, en sus, qui était un peu lâche et à 13h départ officiel. Ce fut une belle rencontre teintée d’une vraie humanité et d’un grand professionnalisme – Ismail est assurément une belle personne.
Pour la route, j’escamote mon crochet par Sinop et fais route directe pour Istanbul. Le début de la route est haché. La 4 voies qui suit le littoral est truffée de feux rouges, sans compter les contrôles de police. Ici la police fait dans le simple, les 2 voies de circulation sont canalisées sur une seule bande, et tous les véhicules avec plus de 4 personnes à bord, les camionnettes, et les camions sont contrôlés ; le reste passe. Je roule au maximum, et décide de m’arrêter à Tosya. Les deux hôtels proposés par le GPS (TripAdvisor) sont fermés. Je poursuis ma route sur 100 kilomètres de plus, pour trouver un hôtel à Çavundur. Demain dernière étape de 400 kilomètres avant d’atteindre Istanbul.
29) 02.06.2023 - Çavundur - Istanbul - 428km
Départ de mon « hôtel d’autoroute » pour achever les 400 derniers kilomètres qui me séparent d’Istanbul. Je loue les infrastructures turques. Les routes nationales sont dignes de nos autoroutes, et l’autoroute, c’est Byzance (si on peut dire) ; deux fois 4 voies, une sorte de démesure. La route se passe sans encombre, à part ce camion qui a couché sa cargaison d’agrumes, en vrac, sur la route. Avec le passage des voitures et camions, les fruits écrasés dégagent un agréable parfum. L’arrivée dans Istanbul est impressionnante ; des blocs de gratte-ciel dessinent l’horizon. J’emprunte le pont « Fatih Sultan Mehmet Köprüsü » qui enjambe le Bosphore. Du haut du pont, on distingue : le trafic maritime qui remonte ce bras d’eau et vogue vers la mer de Marmara, l’activité portuaire et les différents quartiers d’habitation ; ça fourmille d’activité. Une fois sur l’autre rive, me voilà à nouveau en Europe. Le trafic est dense et raisonnable dans sa virilité. C’est plus feutré qu’en Arménie en tout cas.
Repos à Istanbul, reprise du journal pour la deuxième partie du voyage le 05.06.2023.
30) 03-04.06.2023 - Istanbul - Repos
31) 05.06.2023 - Istanbul (TR) - Sozopol (BG) - 362km
Le séjour à Istanbul est essentiellement motivé pour déposer Viktor chez un concessionnaire KTM pour la révision des 30.000km, et surtout changer mes pneus. Mes pneus ont 8.185 kilomètres (Luxembourg - Istanbul), et pourraient faire au plus entre 500 et 1000 kilomètres. L’aller-retour en taxi dans le trafic stambouliote est une plaie. D’ailleurs, le stambouliote (sans bouillote) a-t-il les pieds froids au fond de son lit, en hiver ?
Umut, mon interlocuteur chez le concessionnaire KTM, s’active au mieux pour m’aider. L’histoire des pneus est une saga sans fin ; entre "j’ai", "je n’ai pas", "je n’ai plus", "j’ai pas la bonne taille", "j’ai des Michelin", "mais non", pour m’informer, au final, qu’il a trouvé la même paire de pneus que celle que j’ai actuellement (Mitas 07+) Tout ça pour ça ! Mais cette partie de ping-pong m’a occupé toute la matinée. La communication en anglais avec Umut est compliquée. J’arrive à douter de mon propre anglais. En fin d’après-midi, je récupère mon Viktor. Je rencontre Nils, un Suédois de Göteborg, qui roule en Husquvarna et qui navigue en off-road par le TET. Nous partageons notre expérience. Je réalise que notre communication en anglais, parsemée de blagues, est fluide. Me voilà rassuré ; c’est bien Umut qui balbutie son anglais. Une fois la douloureuse acquittée, je m’engouffre dans le trafic d’un samedi de fin de journée à Istanbul. C’est dense, indiscipliné. Le resquille ajoute de la pagaille à un réseau routier déjà bien chargé. En revanche, cette révision a donné une cure de jouvence à mon Viktor. Il a du peps à revendre, mon Viktor. Ils ont rajouté des canassons, les diables !
C’est sous un ciel gris que je m’extrais d’Istanbul qui m’a réservé un séjour maussade. La première partie de ma route est autoroutière afin de gagner rapidement la frontière bulgare. Au hasard de ma progression, je descends un chemin de terre pour regagner le lit d’un petit ruisseau. Les berges sont tapissées de camomille ; dans l’eau cristalline, les truites nagent en paix. Je les imagine meunières, accompagnées de haricots verts aux amandes …
Le « bulgaristan », comme disent les Turcs, arrive rapidement. Le passage de la frontière turco-bulgare est expédié en 22 minutes. Je m’alloue aussi le droit de doubler toute la longue file de voitures, parfois aidé par le bus ou une voiture qui me laissent me frayer un chemin dans ce joyeux bouchon un soupçon bordélique.
Un fois basculé en Bulgarie, je rejoins le littoral de la mer Noire en coupant par le « Strandzha Nature Park ». Depuis l’Autriche et les Dolomites, il y a un mois, je n’avais plus traversé de forêts aux essences variées. Retrouver des chênes, des frênes, des châtaigniers, des acacias et toutes ces autres essences bien connues, me donne le sentiment d’être rentré à la maison. Le plus marquant est de retrouver des verts intenses et une faune (serpent, hérisson, renard). A Tsarevo, je trouve un promontoire, espèce de monastère, pour admirer la vue. Tout juste arrivé sur le point de vue, le pope sort de son logis et m’indique qu’il faut monter à pied et pas avec un véhicule. Son véhicule est bien garé là, je suis seul, charité bien ordonnée ne commence-t-elle pas par soi-même ? Le cureton, il s’est assis sur la miséricorde des fois ! Foutue religion ! Bref, je me laisse bercer par ce beau soleil sur une petite plage en contrebas, avant de regagner mon hôtel.
L’hôtel est en front de mer. Le jardin est décoré de statues aux styles divers. Des oeuvres de femmes, aux corps plantureux, à l’animalier, de l’abstrait au figuratif, la perspective de ces oeuvres d’art avec la mer en toile de fond, est un savoureux spectacle. Comme roulage du jour a été expédié promptement, je profite de l’occasion pour me baigner dans la mer Noire pour la première fois - un petit délice !
32) 06.06.2023 - Sozopol (BG) - Mangalia (RO) - 324km
J’aime bien mon nid douillet et cette belle vue sur la mer Noire. Par chance, j’émerge au moment où l’astre solaire se hisse au-dessus de la ligne d’horizon. L’orange du matin naissant vient se déposer sur ce jardin fleuri de statues. Esthétisme visuel rare. Les senteurs maritimes se mêlent à l’instant. Un moment sensoriel et visuel, qui permet de s’extraire un instant du monde et toucher éphémèrement l’Éther. Je ne presse pas le pas pour repartir. Je me laisse vagabonder au bonheur de l’instant.
Le but de ma journée est d’aller traîner mes guêtres dans un des rares déserts européens. A une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Varna (Bulgarie) se trouve le « Pobitite Kamani » (Stone Forest). C’est une formation géologique unique, où des rochers se dressent sur un tapis de sable. L’occasion aussi de mettre Viktor dans le bac à sable. Avant d’arriver sur le site, je m’écarte de la route principale pour rompre la monotonie. Je pense prendre le pont à Beloslav pour gagner le « Pobitite Kamani ». Point de pont ici, mais un bac pour franchir ce bras de mer qui s’enfonce dans les terres. Je pensais mon épisode maritime achevé à Bodrum, mais non. Avec la visite du delta du Danube qui se profile, l’épisode bateau n’est peut-être pas complètement achevé. Ce bras de mer, bien protégé, héberge un énorme complexe industriel où d’imposants navires viennent charger. Sur la droite du bac mouille un ancien sous-marin; l’objet n’est pas commun.
« Pobitite Kamani » est un site merveilleux. C’est une zone assez petite, qui se décline en trois parties. Le premier site est le plus touristique et, à mon sens, le plus beau. Il abrite le plus grand nombre de monolithes, sur un lit de sable blanc. Le deuxième, de l’autre côté de la route, est plus modeste et le sol y est plus terreux. Le dernier, au sud-est de Slanchevo, est plus sauvage et les rochers, plus épars. Je décide d’inviter Viktor sur le premier site. Je progresse, j’esquive quelques rochers qui m’empêchent d’accéder au cœur du site. Puis, dans cet étroit sentier où je me suis engagé, une grosse marche (ravine) de sable me barre le chemin. Je n’arrive pas à la franchir. J’enterre la roue arrière de Viktor jusqu’au moyeu. Il faut jouer des muscles pour le sortir de là. Une fois cette épreuve de fitness par 25°C achevée, je suis en nage. La même aventure par 40°C, j’aurais été vaporisé ! Je ruse et trouve une alternative. J’avance dans le site et immortalise l’instant. Le sable va bien à Viktor ! Ces rochers, gris souris, torturés par l’érosion, tournés vers les cieux, offrent un panorama incroyable. Entre « 2001 l’Odyssée de l’espace », l’âge de pierre, la Planète des Singes, Stonehenge, il n’est pas difficile de laisser divaguer son imagination et laisser le lieu vous plonger dans les mystères d’un conte fantastique.
Un fois rassasié par le « Pobitite Kamani », je remonte vers le nord, franchis la frontière bulgaro-roumaine et m’arrête à Mangalia pour la nuit.
33) 07.06.2023 - Mangalia - Tulcea - 170km
Pas de fioriture aujourd’hui, direction plein nord pour gagner Tulcea, sur les bords du Danube. Mon après-midi sera consacré à la visite du delta, en bateau. J’ai rendez-vous à 13h à l’hôtel. La route est une formalité ; d’immenses plaines céréalières la bordent. Le grenier de la Roumanie est certainement ici. Avant Tulcea, un champ d’éoliennes à faire pâlir un nordique barre l’horizon. C’est impressionnant de voir ces centaines de pales brasser l’air.
Laur, le capitaine, et son épouse viennent me cueillir à l’hôtel. Direction la marina. J’embarque sur un Jeanneau d’une dizaine de mètres, tout neuf, doté d’un moteur Suzuki de 200 Cv. Le service est 5 étoiles, tout est propre, nickel, professionnel.
A partir Tulcea, la course du Danube se sépare en deux voies. Les eaux s’étalent dans un large delta de plus de 50 kilomètres de large et achèvent leur course dans la mer Noire. Laur s’enfonce dans un dédale de canaux. Les arbres, aux troncs immergés, s’ancrent sur les berges dans je ne sais quelle terre. Les branches se penchent sur les eaux comme pour vous saluer. Derrière la berge se montre une végétation touffue. Tout s’entrelace tel un maquis impénétrable. Mi-eau, mi-végétal, mi-terre, ce trio est une palissade qui repousse toute approche. Cette muraille hybride préserve le sanctuaire animalier qui se cache derrière. Au détour d’un méandre, des cormorans, des pélicans, des aigles pêcheurs se laissent admirer. Au gré des saisons, de la lumière, tout cet univers doit révéler des facettes admirables. Ornithologues, chasseurs d’images animalières doivent trouver ici un terrain de jeu infini. A mi-chemin, le soleil est entouré d’un halo lumineux ; étrange phénomène atmosphérique qui ajoute du mystère à mon excursion. Nous faisons une halte au bar d’un hôtel cossu, seulement accessible par voie maritime. Le retour est tout aussi étonnant ; les champs de nénuphars jaunes ou blancs, les bancs de cormorans ou de hérons, tout ce monde végétal et animal est un enchantement. Après 5 heures d’excursion qui ne dévoile qu’une infime partie de la richesse du lieu, cette découverte initiatique me laisse un excellent souvenir.
34) 08.06.2023 - Tulcea (RO) - Congaz (MD) - 248km
Toujours sous le charme de la découverte du delta visité hier, je quitte Tulcea pour m’avancer vers la Moldavie. A quelques kilomètres près, j’ai atteint le point le plus à l’est de l’Union. La campagne roumaine de Tulcea à Brăila est très agréable. Essentiellement agricole, vallonnée, elle épouse élégamment le large lit du Danube. On peut y retrouver un air de campagne française, mais le majestueux Danube marque néanmoins la singularité des lieux.
A Brăila, j’emprunte le bac pour traverser le Danube. Mon histoire d’eau n’en finit pas. Je tâtonne un peu pour embarquer. Face à moi, une barge remplie de camions militaires. Je pense que cette traversée est réservée à ce convoi. Je n’ose pas m’avancer. Un manutentionnaire me fait signe d’embarquer. Franchement, j’affirme, j’accuse, le kaki c’est moche. La barge a quelques années de service. Je vois bien le Danube à travers le bastingage percé par la rouille. La réforme de l’engin a dû être reportée en attendant l’achèvement du magistral pont, en construction, qui enjambe le Danube. Il devait être achevé en 2020. J’ai compris qu’il devrait entrer en fonction courant 2025. Le tablier est déjà posé et, dans l’état, cet ouvrage d’art est très imposant.
La barge étant bien chargée par les camions, il y a une énorme marche entre le ponton et la barge. Le premier camion militaire franchit l’obstacle non sans peine, il y a quasiment une hauteur de 2/3 de roue de camion à franchir. Je me vois déjà lever la roue avant de Viktor, façon trial, pour franchir cette marche sur ce sol de fer. L’affaire sent bon la cabriole. Il y a du mercurochrome dans l’air ! (les moins de 50 ans ne savent pas ce que c’est – ah ah ah ) Je me dis que si 3 ou 4 camions quittent la barge, le niveau devrait remonter et me faciliter la tâche. L’idée est sensée, mais visuellement ce n’est pas flagrant. Je profite du moment où le plus gros des camions est à cheval entre le ponton et la barge et écrase celle-ci. La manoeuvre est osée, mais Viktor étant Viktor, ça passe - c’est l’essentiel.
Je remonte vers Oancea, où je franchirai la frontière romano-moldave. Avant de basculer en Moldavie, l’environnement agricole devient plus pauvre, les carioles tirées par les chevaux plus fréquentes, l’habitat paraît plus rustique et moins entretenu. Cet extrême bout de monde semble un peu négligé et tranche par rapport aux princiers champs céréaliers quelques kilomètres en aval. En revanche, les lampadaires de ces hameaux arborent drapeaux national et européen avec fierté.
La frontière est marquée par la rivière Prut qui délimite « les deux Moldavie ». Ce passage fut une simple formalité. Petit bonus, les motos sont dispensées de payer la vignette. La première ville que je traverse est Cahul. Immédiatement, l’impression de propre, de calme, de sérénité domine. En quelques kilomètres, le dépaysement avec la Roumanie est quasi instantané. Les abords des routes, les parcelles de vignes, l’urbanisation moins marquée, la végétation, tout est quasi différent. J’ai l’impression d’avoir franchi une porte vers un monde bien rangé. Ce premier contact avec la Moldavie semble prometteur.
Je m’arrête à Congaz (comme l’eau minérale) pour la nuit. J’hérite d’une chambre dite traditionnelle. Les murs sont faits de chaux et de paille, le plancher est en bois. La décoration fait penser aux tissus traditionnels des Balkans. C’est douillet et confortable.
35) 09.06.2023 - Congaz - Chişinău - 301km
Le repas du soir dans cette auberge aux accents traditionnels moldaves est divin. Les serveuses sont habillées en tenue locale, leur fichu bien noué sur la tête. Cela apporte une touche pittoresque.
Je quitte ma datcha pour aller flirter avec la frontière ukrainienne. À Basarabeasca, ancienne grande station de triage ferroviaire désaffectée, je traverse le marché. Ce n’est pas une halle ou un marché en plein air, mais un ensemble de petites échoppes accolées les unes aux autres. Une allée est consacrée à l’alimentaire et l’autre, aux arts de la maison et à l’habillement. Je traverse la zone en moto. Les gens me regardent d’un air surpris, mais pas complètement ahuri. Mon accoutrement de motard doit sûrement les amuser.
Je vais jusqu’au poste frontière. Le panneau indique "Odessa 115 kilomètres". L’idée me traverse l’esprit de passer ma journée de repos à Odessa et de regagner ensuite le nord de la Moldavie. La raison l’emporte sur l’envie ; j’en reste au plan initial : gagner Chişinău ce soir.
De Congaz (départ) à Căuşeni et jusqu’à Răscăieți, cette campagne pure est belle sous ce chaud soleil. Ces doux vallons maquillés de différents verts, ces lignes ondulées formées par les ruisseaux, ces puits qui jalonnent la route, tout est apaisant. Les cigogneaux commencent à s’émanciper et regardent par-dessus le nid, sous le regard vigilant des parents. C’est un environnement plaisant et attendrissant ; j‘en profite pour explorer le réseau routier moldave. Les routes à 3 chiffres, qui commencent par un G, sont des routes de terre damées (gravel road). Par pur plaisir, je m’enfile des kilomètres, beaucoup, qui barbouillent Viktor et lui donnent, enfin, un air de baroudeur. Je lui trouvais un air de garçon un peu trop rangé depuis son décrassage à Istanbul.
Direction Tiraspol, je traverse la Dniestr à Răscăieți. Je tombe sur un poste de contrôle, gardé par deux viocs en uniforme. Je comprends de la conversation « Eugrhhh bla euuuu et Gzhr aghr gluk ». Mon audition ne s'arrange pas avec le temps. Ils me demandent peut-être de nouvelles couches 'Confiance' propres. Je dis merci, car il faut être poli avec les seniors, et passe ce check point. Évidemment, quelque kilomètre plus loin, je tombe sur une frontière avec douane, police, bidasses et tout le tremblement. Avec quelques notions de navigation et l’aide du GPS, je suis certain de ne pas être passé en Ukraine. Mais au détour d’une enclave ou d’une bizarrerie administrative peut-être des nazis ou des ruskovs, qui sait ?
« Dokument, bla bla bla … » la routine. Je suis invité à m’acquitter d’une vignette, valable 7 jours (période minimale), d’un montant de 5€ (100 Lei moldaves). La situation a une touche de grotesque, mais ce voyage aidant, j’ai maintenant un grand détachement pour ces aspects administratifs. La frontière arménienne a mis la barre assez haut. Ici, on ne joue pas dans la même ligue. J’ai une baraka incroyable : au village précédent, j’avais tiré l’équivalent de 50€ en Lei moldaves, car à la pause que je venais de faire, il n’était pas possible de payer en Lei roumains, ni euro et pas de paiement par carte naturellement. Sans ce coup de bol, je me serais trouvé en situation délicate dans ce « no man’s land », pour m’acquitter de ce droit de passage – la baraka mon Bruno ! Je reste d’un flegme impérial. Sincèrement, j’ai l’impression que la situation peut m’échapper et partir en vrille à tout moment.
Je passe sur l’épisode d’encodage de mon passeport dans le système du « Schpountzland», dont le PC a un âge situé entre le ZX81 et l’Amstrad (les spécialistes apprécieront). Sans parler de l’interface entre l’écran et le clavier, qui butte sur tous les caractères latins de mes documents (c'est probablement le même mec qui a piqué les couches 'Confiance' des deux vieux pour rigoler). Je profite du soleil pour parfaire mon bronzage. Après 45 minutes d’attente patiente, j’hérite d’un petit papier (tout ça pour ça !) et j’avance en terre inconnue.
C’est à ce moment que mon neurone de faction se réveille : je viens d’entrer en Transnistrie. C’est un état autoproclamé indépendant et reconnu par personne (même les Russes n’en veulent pas). En gros, c’est « Banana Republika », ou Tintin chez les Picaros ! Pour faire simple, un groupe hurluberlus ont décrété que le territoire moldave situé sur la rive gauche du Dniestr jusqu’à la frontière ukrainienne, c’est la Transnistrie. Ils ont leurs propres plaques d’immatriculation et leur monnaie qui n’a cours qu’ici – je pense que mes billets de Monopoly ont plus de valeur !
Tout esprit un peu ahuri peut décider demain que son quartier, son horizon, c’est sa république, avec administration, péage et monnaie. Cette logique de fragmentation du territoire est édifiante. Demain, pourquoi pas un bethmale ou un massatois ariégeois indépendant ! Je suis choqué. Cela ne remet pas en cause les principes fondamentaux de régionalismes qui peuvent s’intégrer dans un ensemble plus grand sans pour autant trahir leur histoire, leur identité, leur patrimoine ; les Basques, Bretons ou Corses en sont de parfaits exemples. Cette logique « moi seul contre le reste du monde » me terrifie !
J’arrive à Tiraspol, « capitale » de la Transnistrie. Dès mon arrivée, ce qui me frappe, c’est la différence entre la Moldavie et ce bout de terre. Sans forcer le trait, c’est retour dans les années 80 soviétiques. Seuls les smartphones trahissent l’époque. Les trolleybus à bout de souffle, l’architecture soviétique vieillissante typique, le soin pour maintenir les vestiges d’une époque largement révolue (l’effigie de Gagarine sur sa fusée Soyouz par exemple), la statue de Lénine devant un bâtiment officiel, tout semble sous perfusion. Tout est une quasi caricature d’un autre temps. La perception est glaçante, même si j’aime bien la néo-archéologie soviétique.
Une fois Tiraspol traversé, nouveau « check point ». Là, c’est plus simple. Le douanier me dit en anglais « montre ton passeport au guichet, là, et ‘fire in the boots’ ». J’y vois un message de bienveillance que je traduirais « sauve-toi l’ami, il n’y a rien à faire ici ». Les 70 kilomètres qui me séparent de Chişinău, même par ces 30°C, redeviennent agréables et surtout plus civilisés.
Après cette grosse journée aux sentiments variés, je suis lessivé. Ma journée de repos sera bien méritée. Je profite du restaurant chic de l’hôtel, pour manger à l’européenne. La brigade sait y faire, c’est très bon. Je me dis que j’ai évité un plat de rutabaga au fond d’une geôle de Transnistrie !
36) 10.06.2023 - Chişinău - Repos
37) 11.06.2023 - Chişinău - Bălţi - 262km
La veille d’arriver à Chişinău, la route m’avait épuisé. Je pensais avoir eu un coup de chaud. Je dors beaucoup, m’hydrate et récupère finalement assez vite. Chişinău, comme le reste de la Modavie « officielle », est très propre, c’est une petite Suisse. La Moldavie est un pays visiblement en mutation, qui vise l’adhésion à l’Union européenne et se donne les moyens de ses ambitions. Pour un premier voyage, la perception est très positive. Du dernier étage de l’hôtel, la vue panoramique sur Chişinău montre une capitale très verte. Il y a des parcs et des squares ombragés partout. Le soir tombé, ce qui est notable est la faible pollution lumineuse, pour une capitale. Je trouve cela agréable. En me promenant dans le centre, le nombre de théâtres, opéras et salles de spectacles en activité est tout simplement édifiant. Chişinău semble être un haut lieu culturel. Samedi en fin d’après-midi, je visite les caves de « Milestii Mici » (un incontournable). Deux cents kilomètres de galeries, creusées dans le socle calcaire d’une ancienne mer, pour y stocker du pinard depuis 1968. Il y aurait assez de breuvages pour alimenter toute la Moldavie pendant 20 ans. C’est vertigineux. Des collections de prestigieux crus, du monde entier, sommeillent ici.
Je laisse la matinée de ce dimanche s’égrainer doucement et quitte l’hôtel en toute fin de matinée. Le programme du jour est d’aller voir deux sites (le « Mănăstirea Rupestră Peștera » et Ţipova) et de dormir à Bălți. La campagne moldave est simple, mais procure un grand confort et plaisir visuel – c’est beau. L’alternance route et « gravel road » me donne aussi du plaisir de conduite. Plus j’avance dans la journée, plus ma forme physique revient.
Le cirque qui abrite le « Mănăstirea Rupestră Peștera » comme une caldera est somptueux. Je suis très satisfait d’avoir fait le crochet pour venir ici. Je « jardine » dans les chemins aux environs, pour m’offrir des perspectives particulières sur ce site. Une cinquantaine de kilomètres au nord, Ţipova m’offre un panorama, sur la rivière Dnister, qui me rappelle ceux de la Moselle luxembourgeoise. C’est magnifique. De l’autre côté de la rivière, c’est « Schpountzland ». Je ne vais pas revenir sur cet épisode. Même si j’ai le sésame pour y patrouiller, je m’abstiens. Sur la route qui me conduit à Bălți, un vent d’est rageur s’est levé et rend la route pénible pendant quelques kilomètres. Je n’allonge pas inutilement ma journée pour aller visiter d’autres sites. Je gagne promptement Bălți pour une dernière soirée en Moldavie.
38) 12.06.2023 - Bălţi (MD) - Câmpulung Moldovenesc - 374km
Le temps s’est orienté au gris triste et à l’anthracite déprimant. Les températures ont sérieusement dégringolé dans la nuit. C’est presque 20°C de moins en 24h. Une queue de dépression s’est installée sur la Roumanie et obstrue le centre du pays. Je ne trouve pas de fenêtre météo intéressante ni d’alternatives d’esquive. Il va donc falloir finasser dans les prochains jours, ou aller dans le dur. La route du jour pour regagner la Roumanie étant directe, je laisse passer un peu la matinée et les dernières pluies matinales. Ma journée baignera dans une température moyenne de 13°C. Ce n’est pas terrible pour la mi-juin - bienvenue en automne ! Je m’équipe en conséquence et empile quelques épaisseurs pour affronter la route avec une envie mesurée.
En roulant bon train, j’ai bon espoir d’arriver tôt à l’hôtel et me relaxer. Je pense passer la frontière entre la Moldavie et le Roumanie à Costeşti. Aguerri aux passages des check-points et autres frontières, ça va être du billard. Personne à l’horizon, la barrière est baissée. Dans 10 minutes, je suis certain que je quitte la Moldavie et regagne l’Union. Une douanière s’approche de moi. Elle m’explique que « le barrage, travaux, gna gna gni gna gna na et patati patata – Chiuso, Straße Gesperrt, Cerrado, Verboten » et ça jusqu’à 17h. C’est à ce moment-là que le détachement est important ; pour éviter d’avoir des idées pacifiques comme passer toute la zone au Napalm. Sous ce temps frisquet et toujours aussi déprimant, je dois rejoindre le poste frontière de Lipcani, à l’extrême nord de la Moldavie, territoire frontalier avec l’Ukraine et la Roumanie. J’envisage un instant de passer par l’Ukraine, c’est peut-être plus simple. Ce détour rallonge ma route du jour d’environ 150-180 kilomètres. Mes rêves de glandouille à l’hôtel s’envolent – résilience, résilience …
J’avance bon train, pour zigouiller cette centaine de kilomètres. J’essaye de raboter au maximum ma route en coupant au plus court. Ce petit jeu, sous des averses éparses, me gratifie de « gravel roads » et de routes sautillantes où il y a plus de « patchs » pour réparer les trous que de goudron d’origine. Bienheureux que je suis, d’avoir un destrier taillé pour supporter ce traitement, et d’être un peu habitué et équipé pour rouler dans ces conditions.
Même sous ce ciel triste, la campagne moldave est toujours aussi plaisante. Le vol des cigognes, les champs aux verts tendres, ces ruisseaux qui serpentent au creux de doux vallons, les dunes aux reliefs suggestifs, ces puits qui jalonnent ma route, tout ce spectacle adoucit mon trajet.
Petit arrêt pour ravitailler Viktor. J’en profite pour m’offrir un chocolat chaud. Je ne me souvenais plus que le chocolat chaud, dans un gobelet en carton, à la station-service, était aussi bon. Il me rappelle la tasse de chocolat Valrhona légèrement émulsionné, surmonté d’une délicate touche de chantilly vanillée, de chez la Durée. Je crois que j’ai perdu quelques repères – le contexte probablement !
J’arrive à la frontière. J’imagine le gag où un douanier m’informerait que la frontière est fermée et qu’il faut se rendre au poste frontière de Costeşti, qui ouvre à 17h. Je préchauffe le Napalm par précaution. La barrière est fermée. Deux voitures sont en attente. L’endroit semble inactif, ou vivre au ralenti. Mon petit projet de détour par l’Ukraine semble prendre forme. Miracle, la barrière s’ouvre ! Ici c’est la méthode du chapelet ; trois véhicules entrent dans la zone tampon, les autres restent dehors. Tout se passe très bien. La litanie des traditionnelles questions se déroule « d’où tu viens ? où tu vas ? pourquoi ? tu transportes quoi dans tes valises … » La routine ! J’ai toujours envie de répondre par une note d’humour, mais j’ai en tête un conseil avisé « l’humour n’est pas soluble dans le multiculturalisme ». Pourtant un douanier est largement supérieur à un militaire, car il sait lire et écrire, donc il a la capacité d’apprécier un peu d’humour – non ?
Me voilà en Roumanie et dans l’Union ; direction, Câmpulung Moldovenesc. Je retrouve un réseau routier et un tarmac velouté que j’avais oubliés. Aux environs de Suceava, je franchis le cap des 10.000 kilomètres de voyage. J’ai fait plusieurs voyages, d’une traite, de plus de 8.000 kilomètres, mais là je viens de « claquer » un nombre à 5 chiffres qui a du panache !
Une fois Suceava doublé, les contreforts des Carpates donnent un agréable relief au paysage. La brume s’accroche aux lignes de crêtes, puis vient s’assoupir dans les forêts de sapins. Une tonalité, une note austro-helvétique domine. Par bonheur semi-calculé, l’hôtel dispose d’une piscine intérieure bien chauffée. Je vais y barboter et m’y relaxer avec bonheur. La perspective météo pour demain est encore maussade. J’opte pour une temporisation météorologique, traduisible plus simplement par « demain = glandouille ».
39) 13.06.2023 - Câmpulung Moldovenesc - 148km
L’opération « glandouille » assortie de siestes réparatrices étant achevée, je décide en milieu d’après-midi de profiter d’une modeste accalmie météo pour visiter trois monastères. Sauf idées saugrenues de conduite, une boucle de 150 kilomètres permet de tout voir. Les trois monastères visités sont, dans l’ordre, « Mănăstirea Moldoviţa », « Mănăstirea Suceviţa » et « Manastirea Voronet ». Les trois datent du XVème siècle et sont bâtis sur le même modèle. L’église se situe au cœur d’un bastion de pierre aux murs élevés, comme le serait un donjon dans un château fort. Le plus remarquable sont les murs extérieurs ; ils sont intégralement peints. Les peintures représentent des scènes bibliques ou des faits historiques. A mon sens, ces trois monastères, à eux seuls, justifient un voyage en Roumanie. Outre le niveau de conservation remarquable, l’architecture intérieure et extérieure est sublime. Tous ces sites sont d’une propreté digne d’une clinique suisse. Les lieux sont administrés par des sœurs en soutanes noires, qui déambulent dans les jardins et vaquent aux tâches administratives ou domestiques. Les visages et les regards des taulières n’engendrent pas la gaudriole. Le soir au réfectoire, je ne pense pas que ce soit ripaille, Ricard et chansons paillardes à volonté. Mais « non de Dieu ! », il faut l’avouer c’est beau ! Si je ne devais en visiter qu’un seul, mon choix se porterait sur « Mănăstirea Moldoviţa », spécialement pour l’absence de « marchandising » à proximité et l’atmosphère solennelle. Si vous passez en Roumanie, ne manquez pas cette brochette de monastères.
40) 14.06.2023 - Câmpulung Moldovenesc - Sighişoara - 340km
Aujourd’hui et demain, la fenêtre météo est instable vers le sud. Néanmoins, j’ai peut-être l’opportunité de me faufiler dans cette dépression et éviter un temps maussade. La Transfăgărășan, qui devrait ouvrir le 15.06, et la Transalpina sont donc deux objectifs atteignables après-demain, avant une nouvelle dégradation prévue en fin de semaine. La fenêtre de tir est donc étroite mais jouable. Le début de la journée est du même tonneau que celle d’avant-hier, c’est-à-dire un peu fraîche. Mais plus j’avance, plus la température grimpe pour enfin se hisser au-dessus de 21°C en fin de journée. L’objectif du jour est simple : direction plein sud pour me rapprocher le plus possible de Brașov ou Sibiu.
Je commence par descendre la rivière Bistrița jusqu’au Lacul Bicaz et poursuis dans le canyon Bicaz-Chei. De Câmpulung Moldovenesc à Gheorgheni, la route me gratifie de virages à gogo et de paysages alpins magnifiques. La Roumanie, c’est comme la beauté d’une femme ; au saut du lit, dans sa simple nudité sans fard, au naturel, elle est éblouissante, que ce soit sous un ciel gris ou sous la lumière cuivrée du soleil levant. Si elle ajoute un rayon de soleil comme diadème, du bleu comme tenue de gala, elle se mue en sublime. Cette montagne roumaine, ces routes, cette douceur, cette alchimie sont une ivresse et surtout une beauté souveraine.
Après 300 kilomètres de virages, dont certains négociés sur route humide, et de routes de montagne, mon envie s’émousse. 100 kilomètres avant Brașov, la route est bloquée suite à un accident. Je poireaute un bon moment et décide d’abréger ma route. Je m’arrêterai pour la nuit à Sighișoara.
41) 15.06.2023 - Sighişoara - Mărtinie - 312km
Les nouvelles du matin étaient prévisibles. La Transfăgărășan est toujours fermée. Ce col me résiste ! Il y a trois ans déjà, des rigolos avaient laissé monter des tonnes de touristes pour trouver le tunnel clos tout en haut de la face sud. Au moins cette année, je vais m’épargner un aller-retour. Je vais donc jeter mon dévolu sur la Transalpina.
Je rejoins les environs de Sibiu par les routes secondaires. Comme à l’accoutumée, la campagne est simplement belle. L’architecture a des notes germaniques. Rien d’étonnant, compte tenu du contexte historique de la région. Sibiu, la belle, ou Sighişoara, en sont deux parfaits exemples. La route qui descend le long de l’Olt, de Sibiu vers Râmnicu Vâlcea puis Bucarest, est chargée. Elle m’avait déjà laissé un souvenir accidentogène ; mon avis du jour est identique.
Je bifurque vers la Transalpina. La météo devient brumeuse et pluvieuse. Les sapins transpirent leurs brumes poussées par une magie invisible. Mystérieuse, la montagne me lance un appel, telle une sirène des mers. Elle me dit « viens, viens plonger dans les mystérieuses arabesques de mes courbes, viens t’immerger sous mes perles de pluie, abandonne-toi aux arcanes de la forêt ». L’appel grandit et je me laisse guider. A part 3 voitures et 4 motos, personne pour m’écarter de cette voie ou voix. Les odeurs de terre, de bois humide, de champignons, tout devient intense. Les verts, l’eau du ciel et celle qui dévale les torrents deviennent des essences concentrées de nature - tout est une jubilation sensorielle ! Une journée à faire la balancelle de droite à gauche, de virage en virage, je ‘carve’ comme au ski sur cette piste verte.
42) 16.06.2023 - Mărtinie - Repos
43) 17.06.2023 - Mărtinie (RO) - Kecskemét (HU) - 479km
Bien heureuse idée hier, de m’être accordé un jour de repos. Je me suis épargné la douche extérieure généralisée, qui s’était installée sur toute la région. Ce matin, vu de ma fenêtre, l’amélioration me paraît modeste. Néanmoins, il semble qu’une fois la plaine de Timişoara atteinte, une embellie est possible. L’analyse météorologique est simple : avant d’atteindre Timişoara, il faut foncer droit dans la dépression et traverser les rideaux d’averses qui la précèdent. Comme au rugby, face à la défense, tu chausses ton casque et, tête la première, tu défonces tout devant toi jusqu’à la terre promise – façon Jonah Lomu. Mon adversaire du jour m’a gratifié d’une belle défense en m’opposant des hallebardes et des hallebardes de compétition – enfoiré ! Mais Viktor pèse autant que des All-Blacks déchainés. Ce prompt renfort a permis de percer au cœur la défense et l’essai fut marqué et transformé. Ce soir, c’est la finale du championnat de France de rugby, alors moi, natif de l’Ovalie, je ne pouvais pas passer à côté de cette symbolique – Allez le Stade !
Une fois la misère derrière moi, retrouver un temps sec, chaud, assorti d’une grosse touche de bleu, m’a donné du baume au cœur. J’avance maintenant vers Vienne à bon pas. Après presque 500 kilomètres de roulage, je me laisse un petit bout de route pour demain. Je décide de passer la nuit en Hongrie, à Kecskemét. A cette question existentielle qui m’est posée : « Qu’est-ce qu’elle met ? », je laisse le libre choix de la tenue : robe, jupe ou pantalon : tout est bien !
44) 18.06.2023 - Kecskemét (HU) - Vienna (AT) - 328km
Bleu accroché dans le ciel, température estivale, hôtel confortable, bonne table et bon petit déjeuner : l’appel du 18 juin débute bien. Le but du jour est d’expédier les 300 kilomètres d’autoroute qui me séparent de Vienne afin de profiter, pour les 3 prochains jours, du doux logis que je me suis réservé, et de la douceur de cette cité impériale. Je double des motards français du 57, ceux-là ne sont pas du Lot ; j’en suis certain ! Échange de salutations d’usage. Le pilote emboîte ma roue et me suit jusqu’à la station où je ravitaille. Visiblement, Vitan et sa compagne, qui habitent à proximité de Thionville, sont heureux de papoter avec des voisins de région. Ils rentrent de Roumanie. Nous partageons nos expériences de voyage. Nous nous suivrons jusqu’à Györ, puis nos routes se séparent.
L’arrivée dans Vienne donne tout de suite le tempo. L’air y est paisible. C’est propre, l’architecture est superbe, les immeubles bien entretenus – une atmosphère de bien-être émane immédiatement de la ville.
Mon hôtel cossu est situé dans le centre. Ce type d’arrivée est jubilatoire pour moi. Après plus de 6 semaines sur la route, je suis un peu hirsute ; mes bottes, mon pantalon de moto portent bien les kilomètres parcourus, et mon jersey d’enduro, nettoyé la dernière fois à Istanbul, a son éclat orangé d’origine un peu terne ! Bref, « l’uomo del bosco » à moto débarque chez les bourgeoises emperlousées et bien nippées. Le voiturier, Miroslav, s’occupe de mes bagages. L’accueil est impeccable, fait en français, par un jeune Genevois. J’ai droit à un rafraichissement, et aucun apriori sur mon accoutrement. La qualité de service s’exprime ici dans l’écoute, le sourire et la bienveillance - histoire de réputation . Mon périple intéresse manifestement le staff et ajoute une couleur supplémentaire au burlesque de la situation. J’en profite pour utiliser les services de conciergerie pour organiser mon séjour à Vienne. Cette immersion dans le confort va me relaxer et faire une transition mentale nécessaire vers mon monde d’avant.
45) 19-21.06.2023 - Vienna (AT) - Repos
Je ne commente guère mes journées de repos car elles visent essentiellement l’arrière-cour de mes voyages : nettoyer, dormir, se détendre, ne rien faire, traiter des photos, compléter mon blog … rien de palpitant à partager. En écrivant hier « une transition mentale nécessaire vers mon monde d’avant », je ne pensais pas combien ces mots étaient prémonitoires. Je me dois de partager mon expérience de Vienna, Wien ou Vienne, comme bon vous semble.
Outre mon arrivée de sauvage dans un monde bien feutré, je souhaitais profiter d’une de ces fameuses salles de concert pour écouter du Mozart. Mozart, c’est merveilleux pour voyager par la farandole des notes accrochées à la partition. Bach a toutefois ma préférence, car il apporte une touche de raffinement unique qui me comble. La veille du concert, j’ai vérifié le « dress code » qui était annoncé « casual ». Je n’ai pas envie de revivre l’expérience du nouvel an aux Açores, où je me suis fait recaler à l’entrée du gala pour le réveillon, car je n’avais pas de smoking – les cuistres ! Après 6 semaines et 4 jours de voyage, j’estime que ma tenue moto n’est pas « casual », que mon niveau de sociabilité est sommaire, et mon apparence négligée. Je me situe entre l’ours, l’homme des bois, et le bûcheron ariégeois. Je décide donc de faire un effort. Je commence par l’atelier coiffure et barbier. J’ajoute un shopping rapide pour acquérir une chemise, un blazer et une paire de pompes. Je me trouve relativement présentable et fréquentable. Pour résumer, c’est un exercice de transformiste pour dire « moi aussi, je peux appartenir à ce monde fait de conventions », mais si un pitre à l’entrée me dit que je n’ai pas de cravate ou de nœud papillon – je le transforme en gaufrette.
La salle est pleine. Elle est composée, au bas mot, à 60% de « covid maker », les idiots qui m’ont pourri deux ans de ma vie ! J’aimerais bien leur refiler un truc en échange, en souvenir, comme une gastro à vie – ce qui serait une honnête vengeance. On reconnait la chinoise de la japonaise par le grotesque des tenues portées. La chinoise fait 100 selfies à la seconde, et se pomponne outrageusement. La japonaise, c’est Heidi qui a fumé des Edelweiss frelatés – oufti ! Le spectacle est aussi dans la salle.
Pour la performance artistique, orchestre, premier violon, soprano et baryton sont éblouissants, du très haut niveau international. En revanche, le programme c’est un peu la culture à la tronçonneuse - que du très connu. Je m’attendais à un programme plus pointu. Pendant la 40ème, ma voisine cherche où on en est dans le programme (oups !). Même si tu n’es pas un aficionado de la musique classique, il suffit de compter le nombre de fois où tu as applaudi, et tu peux trouver où tu es dans le programme. Si vous allez à Vienne, ne manquez pas de vous offrir un concert. Mozart, c’est parfait pour nourrir son âme, et Bach pour s’élever.
J’ai raisonnablement bien voyagé ces dernières années. J’avais, récemment, retrouvé Milan très attractive, mais, là, Vienne, c’est éblouissant, du grand beau. Toutes les façades du centre-ville ont été ravalées ; c’est cliniquement propre, les activités culturelles pullulent et l’architecture y est flamboyante. Tout le monde y trouvera son compte. Malgré un nombre important de touristes, il demeure une atmosphère de bien-être, une respirabilité. C’est une vibration particulière qui habite la ville. Une savoureuse élégance, un charme, un caractère unique réjouissant, telle la splendeur d’un jour de solstice. Manquer un séjour à Vienne, c’est probablement passer à côté d’un moment précieux.
46) 21.06.2023 - Vienna (AT) - Gmunden (AT) - 324km
Je m’extirpe du charme de Vienne, l’esprit toujours accroché à la savoureuse beauté de cette capitale. Dès 10h du matin, le thermomètre affiche déjà 30°C. La chaleur, sur le bout d’autoroute que j’emprunte, est accablante. Heureusement, je bifurque pour plonger dans le « Naturpark Ötscher-Tormäuer », et espère y trouver un air plus frais. C’est beau l’espoir, car mon affaire va grimper jusqu’à 35°C. J’engloutis des litres d’eau durant toute la journée pour ne pas m’évaporer.
L’Autriche a un énorme atout : l’extrême beauté de ses paysages. D’Außerfurth à Ternberg, en passant par Hainfeld et Mariazell, c’est somptueux. La route ajoute de la joie à cet écrin, et les petits cols aux virages bien tordus, m’offrent l’exaltation nécessaire pour oublier le four dans lequel j’avance. Chaque année, je loue les beautés de l’Autriche, d’Est en Ouest, du Nord au Sud. L’Autriche est une destination qui devrait figurer en haut de la liste de tout voyageur un soupçon amoureux de la nature et de la culture. Sans oublier les domaines culinaires et vinicoles.
Je m’arrête pour la nuit à Gmunden, sur les bords du Traunsee. J’en profite pour faire quelques brasses dans le lac pour m’y relaxer – bonheur rafraichissant. Au soir tombant, le ciel se pare de couleurs cuivrées, rosées, puis parmes et enfin violettes. Un spectacle irisé qui clôture en apothéose cette journée.
47) 22-23.06.2023 - Gmunden (AT) - Adelsried (DE) - Luxembourg (LU) - 744km
Musarder sur les rives de Gmunden et regarder la ville se refléter dans l’eau du Traunsee est un moment contemplatif qui se suffit à lui-même. Sous ce beau soleil d’été, la scène naturelle où repose cette ville du XIIIème siècle et son château qui est allé patauger dans la baie du lac est un petit bijou. Je descends la trilogie des lacs majeurs du coin : Traunsee, Attersee et Mondsee. La couleur des eaux des lacs, qui oscille entre le turquoise et l’aigue-marine, apporte un éclat digne des plus belles vitrines de joailliers. L’eau y est extraordinairement minérale et d’une transparence qui happe le regard. Pour ces derniers moments, l’Autriche m’offre un dernier baiser d’amour – genou droit au sol, index droit levé au ciel, tête baissée, c’est mon salut d’infini respect pour toi ô beauté !
Encore ébloui et ému, je remonte vers Mattighofen, la Jérusalem céleste, la Mecque, le Taj Mahal pour mon Viktor. C’est là que son créateur lui a donné vie ! Rencontre avec le « puissant » et Viktor me sort « Alors tu marcheras avec assurance sur ton chemin, Et ton pied ne heurtera rien. Si tu te couches, tu seras sans crainte; Et quand tu seras couché, ton sommeil sera doux. Ne redoute rien, l’Éternel sera ton assurance, Et il préservera ton pied de toute embûche. » [Proverbes 3:23-25] J’explique à mon Viktor qu’il a été créé par l’homme et des machines, elles-mêmes créées par le génie de l’homme, et que tout est science. La science triomphe de l’obscurantisme et de l’ignorance – la patience triomphe aussi! Pour l’instant, point de créateur biblique, laissons élucubrations et constructions mentales alambiquées aux « obscurs », mais toi, de fer et d’acier, et moi, de chair et de sang, poursuivons notre délicieuse route.
Mattighofen: ici tout gravite autour de ce merveilleux constructeur - KTM. L’orange est partout ; c’est presque les Pays-Bas un jour de match de coupe du monde de foot ! Après mon « Olive Tour », je reviens quatre ans plus tard, quasi jour pour jour, au musée de la marque. En arrivant, je croise Bertrand Lebrun (rédacteur en chef) et Marco (journaliste) des magazines « La Vie de la Moto » et « Moto Légende ». Deux revues bien connues des kiosques français et du monde de la moto. Nous papotons un bon moment. Ils sont intéressés par mon périple. Le hasard des rencontres m’étonne toujours.
L’architecture moderne du musée KTM est splendide. La collection présentée met des étoiles dans les yeux, je suis comme un gamin devant une vitrine illuminée à Noël. Les trophées de la marque et l’exposition temporaire « Legends of Dakar », avec la panoplie des machines victorieuses de ces dernières années, donne le vertige, notamment par rapport à l’expérience acquise sur les terrains les plus exigeants de la planète. En comparaison, mon odyssée est un petit cabotage, mais j’emporte tous les jours avec moi un peu de cette histoire, de cette expertise et de cet engineering. Trois heures sont déjà passées, il est temps de rentrer.
Ainsi sur cette note « orange », mon « Odyssée caucasienne » aurait dû se refermer, avant d’emboîter l’autoroute pour rejoindre mon Luxembourg, laissé il y a 49 jours. C’était sans compter les fourberies de Belzebuth qui a décidé de jeter les cendres de ses forges de l’enfer dans l’air. Sur ce ruban d’autoroute anthracite, et malgré une abondante hydratation, je bous. Rejoindre Luxembourg d’une traite semble au mieux une folie, et surtout un objectif insensé ; je suffoque. La réverbération de la chaleur sur cette autoroute en ciment est intenable. Ce soleil de plomb, qui cogne ces 36°C, m’assomme. En plus, des orages sont annoncés en début de soirée sur Stuttgart, inutile d’ajouter des difficultés. Je suis marathonien, pas sprinteur : « chi va piano, va sano e lontano ». Je m’arrête pour la nuit à Adelsried (Augsburg), à 80 kilomètres à l’ouest de Munich. En déchargeant les bagages, je regarde l’état de mon pneu arrière, il m’est impossible de tenir la main sur la gomme tellement la chaleur est intense. Juste décision de m’arrêter.
23 juin 2023, 50ème jour de voyage. La température a chuté de 16°C dans la nuit. Les 435 kilomètres d’autoroute qui me séparent de Luxembourg sont une formalité. Quand je passe la frontière luxembourgeoise à Schengen, je suis heureux – j’ai réalisé un sacré voyage et merci mon Viktor ! De retour dans mes pénates, je trouve que ma chambre d’hôtel est plus grande que d’habitude, et le son du vinyle toujours aussi savoureux !
Conclusion
Cette odyssée m’a révélé que les aspects physiques et mentaux, jusqu’à présent très fusionnels, pouvaient se décorréler sur ce type de long voyage.
L’aspect physique : l’adaptation de la conduite de la moto à l’environnement immédiat a été instantanée pendant tout ce périple. Entre des conventions de roulage parfois surprenantes, le niveau d’adhérence du revêtement, l’état des routes, etc … plus j’ai avancé plus mon agilité, ma réactivité et surtout le ressenti entre le sol et la moto sont devenus fusionnels. Ma vision périphérique, l’observation, l’anticipation, la vigilance, la réactivité ont été décuplées entre mon départ et l’arrivée. Tout ce qui relève de la survie ou du reptilien a été mis en avant. L’aspect langage et communication s’est, par exemple, atténué pour accueillir un comportement de « survie ». Heureusement, ma routine d’écriture et photographique a nourri les fonctions neuronales « humaines » pour ne pas sombrer dans un comportement « animal ». L’exemple du ‘motard du Lot’ que j’ai envoyé paître, est un exemple de ma sociabilité un instant évaporée. Au départ, j’étais sceptique sur ma condition physique pour effectuer ce long voyage. Aucun problème articulaire, musculaire ou de santé – la carcasse tient encore bien la route !
L’aspect mental : en voyageant à l’échelle humaine, comme jadis à pied ou à cheval, les changements opèrent lentement. Que se soit pour l’altitude, les paysages, l’architecture ou la nourriture, le corps et l’esprit s’accoutument progressivement. En moto, le changement opère plus rapidement, surtout dans des zones charnières entre orient et occident comme dans le sud-est de la Turquie. Jusqu’à Diyarbakir, je suis resté dans un référentiel assez connu ou une impression de déjà-vu. Une fois Mardin et l’empreinte du moyen orient ancrée, le sentiment de dépaysement a opéré. C’est à partir de là que j’ai accumulé mentalement tous les changements profonds que je voyais sur mon parcours. J’ai alors développé un effet de « différé » étonnant. Par exemple, quand je suis arrivé à Istanbul, je « métabolisais » les images de la fin de mon passage en Arménie. En Bulgarie, j’étais encore à l’est de la Turquie, à Alvin ou Ordu. C’est en quittant la Moldavie que j’ai retrouvé un référentiel familier et que la synchronisation s’est achevée. Je loue le support de mon blog, car le texte et les photos forcent à garder la chronologie exacte du voyage. C’est à Vienne que, tel le mouton regagnant le cheptel, le moule et les conventions se sont refermés sur moi. La projection mentale s’est opérée vers la fin du voyage pour redevenir celui que j’étais ou pas !
L’idée d’accoler le tracé de mon voyage sur le parebrise et sur les valises latérales, est un merveilleux outil de communication. La carte permet de matérialiser le projet et de le partager avec mon interlocuteur pour l’amener dans son imaginaire. Lors des contrôles ou à la douane, cet outil conceptualisait ce j’entreprenais et apportait des réponses aux questions essentielles pour l’autorité : d’où je viens, qui je suis, et où je vais – la métaphysique est partout !
Sans idéaliser, j’ai l’intime conviction que le monde est moins noir et dangereux que ce qu’on nous dépeint. Après ces semaines d’immersion, il y a un gouffre entre les titres des journaux et la réalité du monde que j’ai observé. Quand on adopteune attitude positive, dotée d’une once de bonne volonté, tout ce qui sort de nos conventions et référentiels est moins obscur que ce que l’on pense. Certes, la moto offre un capital de sympathie unique et ouvre des portes qui, autrement, resteraient closes. Il est évident qu’en voiture ou en van, le même voyage n’aurait pas la même saveur et offrirait certainement une perspective différente.
Il est certain que, grâce à cette odyssée, j’ai ouvert ou dynamité des barrières. En l’imaginant, j’étais frileux à l’idée de passer de Bakou à la Turquie par l’Iran. C’est en rasant les frontières syriennes, iraquiennes et iraniennes que j’ai compris qu’il n’y a aucune différence entre ce côté de la frontière et l’autre. Il est évident que, sans contraintes de temps, j’aurais pris un visa pour traverser l’Iran. J’ai maintenant la certitude de la faisabilité d’un voyage à moto de Luxembourg à Katmandu en 4-5 mois, en traversant l’Iran, le Pakistan et l’Inde. Aujourd’hui, mon état d’esprit est tel que j’estime qu’il n’y a même pas de difficulté à effectuer ce trajet. En revanche, l’histoire à écrire doit être fascinante.
Pour le mot de la fin : ce fut intense, délicieusement varié et divinement bon de pousser les murs. Je garderai en tête l’émotion des zones sinistrées par le tremblent de terre dans la région d’Adıyaman en Turquie, les thés offerts, l’assistance d’Ismaïl, la bienveillance d’Omur, les check-points, les zinzins de Transnistrie, les cigognes, les puits moldaves, la pluie, le soleil, les paysages à couper le souffle, l’élégance de Vienne et le privilège de pouvoir admirer ce monde. Alors Viktor, la prochaine fois, on se cogne la péninsule du Kamchatka, le Kazakhstan ou la Géorgie et l’Azerbaïdjan ? L’aventure continue …
« Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve » [Antoine de St-Exupéry]
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- Art Complex Anel; "Via Pontika" Str. 145, 8130 Budzhaka, Sozopol; Bulgaria (42.40101, 27.7231)
- Four Points by Sheraton Kecskemét Hotel és Konferenciaközpont; 6000 Kecskemét, Izsáki út 6., Hungary (46.8982, 19.6728)
- The Amauris Vienna - Relais & Châteaux; Kärntner Ring 8, 01. Innere Stadt, 1010 Vienna, Austria (48.2017, 16.3711)
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Le coin du motard
Le choix de la moto
La préparation d’un voyage qui sort des balades ordinaires et d’une certaine zone de confort, m’a conduit à m’interroger sur la fiabilité des motos. Autrement dit, si je partais d’une feuille blanche, ce voyage avec quelle moto je le ferais ?
Gros rouleur, j’ai possédé de nombreuses motos allant de la routière au trail, du trail-gt au super-motard. Il y a 2 ans, j’ai essayé plusieurs modèles : de Harley Pan-America à Ducati Multistrada, en passant par les incontournables BMW GS et XR et KTM 790 et 1290. Mon choix s’est clairement arrêté sur une machine de type trail ; la polyvalence et la capacité à voyager loin étant pour moi deux critères essentiels. Soyons clair immédiatement, il n’y a pas de mauvaises machines dans la gamme précitée.
Néanmoins, mes projets de voyage me conduisant de plus en plus loin de mes bases, j’aurais à faire face à des réseaux de revendeurs plus clairsemé. Les capacités d’assistance deviendraient de plus en plus limitées. Au sein de l’Union européenne, une avarie, une panne est contrariante, mais les services d’assistances sont efficaces. Au-delà de cet horizon, la conséquence peut aller jusqu’à l’acceptation d’abandonner sa machine.
Les grands voyages amènent « jardiner », bon gré ou mal gré, dans tous les types de terrains. Mes voyages actuels sont-ils envisageables en routière ou roadster – clairement non. Une moto d’enduro (ou équivalent) aménagée, n’a pas le confort nécessaire pour effectuer des étapes de liaison sur un nombre de jours importants. La gamme trail s’est donc imposée naturellement.
Pourrais-je envisager sereinement l’Islande (par les F-Roads) en Multistrada ? Même pas en rêve ! Pourtant cette machine est magnifique et diablement efficace. C’est de la belle couture italienne, typée route. Idem pour Triumph, pas de représentant de la marque ; le moindre incident et c’est retour en avion assuré. En plus, au niveau mondial, le réseau de concessionnaires est assez faible. L’Harley Pan-America est une machine réussie, au comportement très GS. Ma projection mentale d’amener cette machine en Géorgie ou au fond de l’Arménie se bloque. La GS est un couteau suisse, une machine très bonne partout ; j’en ai eu 5 ! Le « telelever » a des limites en trail, et requiert de jouer de l’embrayage dans de nombreux cas. J’ai aussi plié et fait un nombre incalculable de plats sur des jantes. Pour moi, cette moto, marqueur social, masque beaucoup trop de ressentis de conduite est volumineuse et pèse une tonne ! L’option Honda qui m’a toujours attiré. L’image de fiabilité est acquise. L’AfricaTwin est une belle machine bien aboutie. Toutefois, l’aspect dynamique pêche par rapport à une KTM notamment.
Par élimination KTM coche toutes les cases. L’expérience du constructeur en tout terrain est incontestable. Les châssis et les suspensions (WP) sont excellents. Les moteurs sont fantastiques. Pour avoir fait, avant ce voyage, plus de 40.000 km avec mes KTM, je n’ai jamais eu de problème mécanique (hors crevaisons). Sur une KTM 1290 S ou R, c’est surtout le couple châssis et suspension qui est époustouflant, et permet d’envisager d’aller partout et vite. Le plaisir et le ressenti de conduite sont uniques. Le moteur est une dinguerie ! Une KTM c’est une machine à l’engineering dimensionné pour affronter tous les terrains, et pour rouler partout, par tous les temps. La fiabilité est créée par le design. C'est pour tout ces motifs que mes voyages se déroulent dans la sérénité en étant certain d'avoir une monture fiable. En plus si tu aimes l’orange tu es comblé !
L’étape suivant sera probablement le « downsizing ». Les 450cc nécessitent un plan de maintenance incompatible avec la notion de voyage itinérant (sauf support logistique). Les monocylindres ou les cylindrées en-dessous de 700cc sont incompatibles avec les longs voyages en autonomie et le manque de confort est rédhibitoire. Il reste donc les machines bicylindres de 700cc à 900cc. Une KTM 890 Rally améliorée, présente un excellent compromis poids/performance/fiabilité pour explorer le fin fond de la Mauritanie, les montagnes géorgiennes, l’Iran et au-delà.
La préparation
La seule modification apportée est la monte de jantes renforcées et de pneus tubeless afin de pouvoir affronter avec sérénité tous les types de terrains et notamment ne pas m’inquiéter quand Viktor est dans le dur ou la pierraille. Ceci permet d’augmenter la fiabilité et sa capacité de réparation dans ce domaine en emportant 2 chambres à air.
Les pneus
Avant de partir, j’ai monté des « Mitas 07+ Dakar ». Ce choix a surtout été motivé par des raisons de longévité et par la résistance accrue de la gamme « Dakar » à la crevaison. Je voulais m’assurer 8.000 kilomètres de roulage et faire concomiter le remplacement des pneus et l’entretien des 30.000 km de Viktor. J’ai remplacé les pneus à 8.185 kilomètres, mais un objectif de 9.000 km était largement atteignable. Sur le sec, le comportement sur route et en trail est parfait. Un compromis idéal pour voyager. La gomme de la gamme « Dakar » étant plus dure, (d’où la longévité), il faut être vigilant sur sol mouillé. Mais ce pneu n’est ni vicieux ni dangereux. Je le trouve même assez préventif. Lors de la révision à Istanbul, j’ai changé pour des « Mitas 07+» pas Dakar. Sur le sec, pas de changement notable, il est toujours aussi excellent. Le changement se remarque sous la pluie, sur route, notamment la capacité à pouvoir prendre plus d’angle par rapport au « Dakar ».
L'équipement du motard
L’équipement expérimenté l’an dernier m’a donné entière satisfaction donc je réitère le style « enduro ». J'opte pour une solution multi-couches en fonction de la météo et des températures.
L’épisode albanais m’avait conduit à rafistoler mes bottes qui m’avaient lâchement abandonné. Je devais donc en acquérir une nouvelle paire. A l’EICMA, j’avais regardé les nouveautés dans ce domaine et l’occasion allait peut-être faire le larron comme on dit. J’ai porté longtemps d’innombrables paires d’Oxtar que je trouvais bien pour mon pied, puis des BMW, des AlpineStar, des Dainese .... Quelques mois avant le départ, j’ai porté mon dévolu sur une paire de Klim Adventure GTX. Klim est une marque prémium, très réputée, qui propose toujours des produits de haute technologie et surtout pensés pour un usage intensif. Je n’ai jamais eu le loisir de porter du Klim. Il faut admettre que c’est remarquablement bien fini, intelligent, magnifique, mais terriblement coûteux ; surtout leurs vestes et pantalons. Les bottes Klim, quant à elles, sont dans une gamme de prix abordables. En regardant les bottes de près, un tas de petits détails apparaissent, qui font la différence entre une bonne botte et une botte d’exception. Ce n’est peut-être pas la botte qui offre la tige est la plus haute ou la plus protectrice comme une AlpineStar, qui, selon moi, joue plus dans la gamme Enduro que Touring, mais, pour ce qui est du confort de marche, c’est royal – des pantoufles. Les dernières normes de protection à la torsion et à l’hyperextension sont évidemment de la partie. La semelle a été développée avec Michelin. Je pensais à un coup marketing. En observant, et surtout à l’usage, c’est bluffant d’efficacité, aussi bien sur la moto qu’en marchant. Enfin le système de serrage BOA qui me semblait un gadget, s’avère d’une simplicité et d’un pratique à toute épreuve. Certainement le meilleur achat pour mes pieds depuis des années. J’estime que ces bottes conviennent plus aux pieds fins que larges. Moi, en tout cas, j’ai trouvé un écrin pour mes arpions !
Tableaux de bord
Ces tableaux de bord visent, d'une part, à répertorier les vitesses moyennes indicatives et, d'autre part, à connaître la consommation de carburant. La consommation de carburant permet de calculer l'empreinte carbone du voyage et de compenser cette dernière. La compensation se fait via des programmes de reforestation. Cette solution est, certes, imparfaite mais c'est un acte concret qui permet d'être conscient des enjeux climatiques et de modestement contribuer à minimiser son impact quand on voyage.
Tableau journalier
Date | Kilomètres roulés | Consommation l/100km | Temps de roulage | Commentaire |
---|---|---|---|---|
04.05.2023 | 9h50 Départ - Index 22.335 km | |||
04.05.2023 | 618,1 | 6,5 | 6h28 | Luxembourg - France - Allemagne - Autriche |
05.05.2023 | 382,1 | 6,1 | 5h03 | Autriche - Italie |
06.05.2023 | 100,9 | 6,1 | 1h36 | Italie - Grèce |
08.05.2023 | 324,6 | 5,9 | 4h40 | |
09.05.2023 | 251,3 | 6,5 | 3h27 | |
12.05.2023 | 56,4 | 7 | 1h33 | Grèce - Turquie |
13.05.2023 | 261,9 | 6,1 | 3h27 | |
14.05.2023 | 440,9 | 5,9 | 4h40 | |
15.05.2023 | 527,7 | 6,2 | 5h48 | |
16.05.2023 | 430,7 | 6 | 5h29 | |
17.05.2023 | 99,7 | 6,1 | 1h09 | |
18.05.2023 | 222 | 6,2 | 2h47 | |
19.05.2023 | 316,6 | 6,2 | 4h56 | |
20.05.2023 | 210,5 | 6 | 2h14 | |
22.05.2023 | 447,3 | 6,1 | 4h49 | |
23.05.2023 | 221,5 | 5,6 | 3h | Turquie - Géorgie |
24.05.2023 | 229,6 | 5,7 | 3h17 | Géorgie - Arménie |
25.05.2023 | 248,4 | 6,3 | 3h54 | |
26.05.2023 | 360 | 5,7 | 4h42 | |
27.05.2023 | 245,8 | 6 | 3h48 | |
28.05.2023 | 252,4 | 5,6 | 3h18 | |
30.05.2023 | 436,5 | 5,7 | 5h34 | Arménie - Géorgie - Turquie |
31.05.2023 | 564,1 | 6 | 6h51 | |
01.06.2023 | 508,5 | 6 | 5h07 | |
02.06.2023 | 428,2 | 6,3 | 3h37 | |
03.06.2023 | 41 | |||
05.06.2023 | 362,3 | 6,7 | 4h05 | Turquie - Bulgarie |
06.06.2023 | 324,5 | 6,6 | 3h49 | Bulgarie - Roumanie |
07.06.2023 | 170,2 | 6,6 | 1h53 | |
08.06.2023 | 248 | 6,6 | 3h16 | Roumanie - Moldavie |
09.06.2023 | 300,6 | 6,4 | 4h16 | Moldavie - (Transnistria) - Moldavie |
11.06.2023 | 261,6 | 6,7 | 3h07 | |
12.06.2023 | 374,2 | 6,6 | 4h54 | Moldavie - Roumanie |
13.06.2023 | 148,2 | 6,6 | 2h01 | |
14.06.2023 | 340,2 | 6,6 | 4h47 | |
15.06.2023 | 312 | 6,7 | 4h23 | |
17.06.2023 | 478,7 | 7,3 | 4h31 | Roumanie - Hongrie |
18.06.2023 | 329,7 | 6,6 | 2h51 | Hongrie - Autriche |
21.06.2023 | 324,3 | 6,6 | 4h18 | |
22.06.2023 | 309,4 | 6,2 | 3h28 | Autriche - Allemagne |
23.06.2023 | 435 | 6,7 | 4h23 | Allemagne - Luxembourg |
Tableau carburant
Date | Index kilomètrique | Litres de carburant acheté | Coût € | Commentaire |
---|---|---|---|---|
04.05.2023 | 22.629 | 19,02 | 43,16€ | Autoroute DE 2,26€/l |
04.05.2023 | 22.858 | 14,84 | 23,73€ | AT |
05.05.2023 | 23.067 | 12,41 | 23,81€ | IT |
05.05.2023 | 23.330 | 17,04 | 31,51€ | IT |
08.05.2023 | 23.589 | 13,41 | 25,08€ | GR |
09.05.2023 | 23.786 | 15,80 | 30€ | GR |
09.05.2023 | 23.986 | 11,84 | 19,99€ | GR |
13.05.2023 | 24.117 | 12,57 | 254,59 | TR 11,99€ (0,95€/l) |
14.05.2023 | 24.380 | 17,21 | 350 | TR 16,46€ |
14.05.2023 | 24.648 | 16,36 | 338,82 | TR 15,94€ |
15.05.2023 | 24.929 | 16,95 | 345,44 | TR 16,14€ |
15.05.2023 | 25.187 | 16,42 | 336,13 | TR 15,71€ |
16.05.2023 | 25.413 | 13,6 | 280,02 | TR 13,08€ |
16.05.2023 | 25.691 | 17,35 | 360,36 | TR 16,84€ |
18.05.2023 | 25.897 | 13,47 | 275,19 | TR 12,91€ |
19.05.2023 | 26.122 | 14,17 | 296,86 | TR 13,85€ |
20.05.2023 | 26.376 | 16,69 | 349,32 | TR 16,30€ |
22.05.2023 | 26.654 | 17,06 | 355,19 | TR 16,55€ |
22.05.2023 | 26.924 | 16,38 | 335,03 | TR 15,61€ |
23.05.2023 | 27.129 | 13,39 | 284,27 | TR 13,28€ |
24.05.2023 | 27.377 | 15,79 | 6000 | AR 14,56€ (0,92€/l 95) |
25.05.2023 | 27.545 | 10,17 | 3560 | AR 8,67€ |
26.05.2023 | 27.802 | 16,93 | 7106 | AR 17,27€ (98 1,02€/l) |
27.05.2023 | 28.079 | 18,01 | 6844 | AR 16,58€ |
27.05.2023 | 28.322 | 18,30 | 6771 | AR 16,40€ |
30.05.2023 | 28.583 | 16,24 | 6009 | AR 14,61€ |
30.05.2023 | 28.849 | 15,99 | 350,24 | TR 16€ |
31.05.2023 | 29.108 | 15,68 | 343,08 | TR 15,49€ |
31.05.2023 | 29.285 | 11,56 | 250,37 | TR 11,30€ |
01.06.2023 | 29.603 | 19,54 | 425,19 | TR 18,97€ |
01.06.2023 | 29.892 | 17,13 | 364,07 | TR 16,29€ |
02.06.2023 | 30.199 | 18,11 | 390,45 | TR 17,41€ |
02.06.2023 | 30.396 | 12,35 | 265,03 | TR 11,82€ |
05.06.2023 | 30.619 | 14,57 | 309,47 | TR 13,58€ |
05.06.2023 | 30.816 | 13,34 | 34,02 | BG 17,39€ (1,30€/l 95) |
06.06.2023 | 31.031 | 15,18 | 41,59 | BG 21,26€ |
06.06.2023 | 31.169 | 9,64 | 25,16 | BG 12,86€ |
08.06.2023 | 31.434 | 18,04 | 118,34 | RO 23,89€ (1,32€/l 95) |
08.06.2023 | 31.656 | 15,04 | 355,09 | MD 18,52€ (1,23€/l 95) |
09.06.2023 | 31.919 | 17,79 | 420,20 | MD 21,98€ |
11.06.2023 | 32.151 | 16,37 | 387,48 | MD 20,30€ |
12.06.2023 | 32.396 | 16,91 | 400,26 | MD 20,78€ |
13.06.2023 | 32.626 | 15,09 | 100,05 | RO 20,16€ (1,33€/l 95) |
14.06.2023 | 32.859 | 16,60 | 110,06 | RO 22,21€ |
14.06.2023 | 33.114 | 17,07 | 114,03 | RO 23,01€ |
15.06.2023 | 33.275 | 11,25 | 75,04 | RO 15,13€ |
17.06.2023 | 33.646 | 14,15 | 97,35 | RO 19,60€ (1,38 €/l 95 autoroute) |
17.06.2023 | 33.826 | 13,23 | 8201 | HU 21,92€ (1,66 €/l 95 autoroute) |
18.06.2023 | 34.031 | 14,13 | 8759 | HU 23,46€ |
21.06.2023 | 34.250 | 14,34 | 23,50€ | AT (1,63 €/l) |
21.06.2023 | 34.511 | 17,45 | 29,40€ | AT |
22.06.2023 | 34.759 | 16,03 | 28,20€ | DE |
22.06.2023 | 34.759 | 16,03 | 28,20€ | DE |
23.06.2023 | 34.995 | 11,43 | 25,02€ | DE |
23.06.2023 | 35.194 | 10,88 | 20,01€ | DE |
23.06.2023 | 35.304 | 13,66 | 21,32€ | LU (1,56 €/l) |
Crédits
Merci au groupe Reflex pour le support. Merci à Pascal B. et Danielle B. pour le travail de relecture.
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